L’angoisse des petits bonhommes
par Helen Faradji
Un petit dernier avant la trêve de Noël. Mais quel dernier ! Classes de maître avec Patrick Bouchard, ses marionnettes et ses maquettes, avec les nommées aux Oscar Wendy Tilby et Amanda Forbis et avec le compositeur Andrea Martignoni, hommage à Norman McLaren par une performance signée Pierre Hébert, rétrospective des films de la nouvelle vague italienne, exposition photo, rencontre avec le studio d’effets visuels Framestore, ateliers et projections pour les plus jeunes… les appétits seront forcément comblés. Mais surtout, pour une 14e édition, les Sommets du cinéma d’animation (25-29 novembre, Cinémathèque Québécoise), viendront prouver encore une fois que les bonhommes, non, ce n’est pas que pour les enfants, et surtout qu’il existe un monde aux frontières bien plus étendues que l’on imagine au-delà du royaume hégémonique Pixar / Dreamworks.
Un monde où cohabitent dans l’allégresse les styles et les techniques les plus divers, des plus classiques aux plus épatantes, des dessins les plus simples aux animations au relief le plus texturé. Mais un monde aussi, vu à travers la trentaine de films réunis dans les trois programmes de la compétition internationale, dont la couleur dominante serait assurément le gris. Pas un gris maladif et poussiéreux, celui qui anéantit tout espoir, mais un gris nuancé, riche, complexe, celui de l’angoisse que l’on confronte, surmonte ou apprivoise, grand thème de ce cru 2015 animé.
C’est en effet une cuvée dans laquelle se lit aisément toute l’anxiété d’un monde rongé par ses doutes, sa perte de repères, sa peur du lendemain, ces thèmes s’incarnant avec mille et une teintes dans ces courts. Des chiens qui s’entre-déchirent dans un monde post-apocalyptique (Peripheria de David Coquart-Dassault), une dépression relatée avec élégance et inventivité (5 Shades of Solitude de Qing Sheng Ang), une névrose paranoïaque faisant dériver le combat d’une femme contre un rat (Café froid de Stéphane Lansaque et François Leroy), une relecture de Goethe, triste et effroyable (Le roi des aulnes de Georges Schwizgebel), l’inquiétude d’une tête de bonhomme soucieuse d’arrêter de fumer ou de se souvenir du secret de l’univers (Myself Smoke et Myself Universe d’Andreas Hykade), tout le tragique absurde de la vie incarnée dans la rencontre entre un chien saucisse et un singe en cage (l’incroyable The Master de Riho Unt), l’acceptation de la mort (It’s about time d’Ivo Briedis), le futur revu et corrigé de façon aussi effrayante qu’émouvante (le formidablement touchant World of Tomorrow de Don Hertzfeldt) ou un ours arraché à sa famille et faisant de sa mélancolie un outil de travail (Histoire d’un ours de Gabriel Osorio)… tous ces films disent avec une intelligence du trait et de l’esprit rare l’inquiétude généralisée que ce monde, notre monde, provoque chaque jour un peu plus. Et c’est bien là d’ailleurs un des talents des Sommets : non seulement nous donner à voir que l’imaginaire dessiné n’est assurément pas si loin de celui des prises de vue réelle, mais qu’en outre, il sait multiplier les avenues et possibilités pour mieux dire, sans limite ou contrainte, ce monde assurément à la dérive, en quête d’apaisement et de quiétude.
Bien sûr, on pourrait, d’un coup d’œil rapide, trouver cela fort déprimant. Se dire que le monde réel nous en donne assez, de cette angoisse qui fait tourner la tête. Mais ce serait assurément se priver de ce qui justement peut nous aider à la combattre. De ces sensibilités, différentes et pourtant solidaires, qui nous aident à mieux percevoir et comprendre. De ces univers, inventifs et étonnamment réconfortants, malgré les noirceurs des traits et /ou des propos. De ces mondes recrées dans lesquels, s’il ne fait pas forcément bon vivre, il fait par contre bon imaginer.
Car si l’angoisse se fait toile de fond, si elle sous-tend la plupart de ces films, elle sait aussi s’exprimer dans des films qui réconcilient sans nul doute possible avec la vie. Des films qui, en couleurs, en chansons, en pieds-de-nez irrésistibles à la morosité, font de leurs quelques minutes animées un concentré de bonheur cathartique. Des films comme Sonambulo de Theodor Ushev, formidable farandole que l’on croirait née sous le pinceau de Miro, Chad Gadya de Nina Paley et Theodore Gray, chanson traditionnelle juive mise en mouvements par un savant jeu de broderies animées, à l’humour aussi pimpant que dynamique, ou encore Autos Portraits de Claude Cloutier, dans lequel une vieille voiture chantant Que Sera Sera devient subtilement l’emblème d’une réflexion politique.
L’animation pour mieux dire le monde, pour mieux réfléchir ses soubresauts et nous les faire comprendre par le prisme d’une imagination qui n’aura jamais à se brimer ? On serait vraiment fous de s’en passer.
Bon cinéma
Tous les details sur les Sommets de l’animation https://www.cinematheque.qc.ca/fr/sommets
ps: Parlant d’angoisse… nous reviendrons évidemment dès la semaine prochaine sur la fermeture d’ExCentris, perte majeure pour la vie cinéphilique montréalaise qui laisse autant spectateurs que films orphelins.
26 novembre 2015