Le Jour où la critique est morte?
par Helen Faradji
Quelques jours avant la funeste nouvelle, Roger Ebert, critique historique du Chicago Sun-Times, récompensé du prix Pulitzer en 1975 et co-créateur avec son compère Siskel de la mode des thumbs up and down, avait annoncé vouloir réduire sa charge de travail. Se concentrer uniquement sur les films qui allumaient encore son désir. Prendre un peu de temps pour lui, lui qui n’en avait justement que pour le cinéma. Le cancer en aura décidé autrement et, à 70 ans, le 4 avril dernier, le clap de fin aura été donné à sa voix, à sa plume.
Partout, les réactions enflammées se sont fait entendre. De la déclaration de Barack Obama (« il était le cinéma ») à celle de Steven Spielberg, de Michael Moore qui fut d’ailleurs un des premiers à annoncer la nouvelle sur Twitter -, de Diablo Cody, d’Helen Mirren, de Morgan Freeman, de tant d’autres (on peut lire une sélection de ces réactions émues ici), tous ont déploré cette « perte incalculable pour la culture cinématographique et la critique de films » pour emprunter les mots choisis de Martin Scorsese.
Une perte personnelle, professionnelle mais aussi d’un véritable modèle d’affaires à en croire l’article de Phil Rosenthal dans le Chicago Tribune où l’éditorialiste défend l’idée qu’Ebert, avant même d’être celui qui popularisa la critique en l’amenant notamment à trouver sa place sur les rives défendues de la télévision, était d’abord et avant tout un homme d’affaires. Et aux affaires sacrément profitables, ajoute-t-il. D’Ebert, nous devrions donc surtout retenir cette leçon du succès en 10 points (« connaître son identité, connaître ses consommateurs, être maître de son travail, accepter ses rivaux, ne pas craindre le futur, être transparent, être un mentor et être remarquable »). « America isn’t a country, it’s a business » faisait dire Andrew Dominik à Brad Pitt dans Killing Them Softly. Dans un monde où les critiques de cinéma, comme les films dont ils parlent d’ailleurs, sont jugés en fonction de leur rentabilité, de leur capacité à établir des modèles d’affaires juteux, leur résonance en termes de ce qu’ils peuvent rapporter et non de ce qu’ils ont à dire, on serait tentés de croire le cinéaste.
Si personne ne peut aujourd’hui démentir la position, l’influence et l’impact qu’eut Roger Ebert, force est néanmoins d’admettre que son statut était bel et bien unique. Car combien sont-ils, aujourd’hui, les critiques à avoir fait toute leur carrière au sein d’un même journal ? Combien sont-ils ceux dont le simple nom est connu de tous ? Mais combien sont-ils aussi ceux qui auront réussi à faire passer l’homme avant le critique, la forme limpide et directe avant le fond, la passion avant le reste. Ebert n’était pas Bazin, ni Daney, ni Truffaut et, dans 20, 30, 50 ans, si l’on se souviendra sans nul doute de son enthousiasme indéfectible pour le cinéma, rares seront ceux capables de précisément nommer la façon dont sa pensée a pu nourrir l’édifice cinéma. La réussite tient finalement à si peu de choses
Symptomatique ? Oui probablement. Car la semaine passée, le magazine de Los Angeles, Backstage (un trade consacré au monde du théâtre) annonçait sans détour qu’il ne publierait plus aucune critique ni de théâtre, ni de films. La raison évoquée par l’éditeur ? « La demande des lecteurs était trop faible pour soutenir l’offre ». À l’heure où tous pleurent le décès d’Ebert, on aimerait que quelques pensées soient aussi réservées à la critique elle-même, de moins en moins respectée, de moins en moins écoutée, de moins en moins pratiquée. Film critic isn’t an art, it’s just a business… Et comme tant d’autres, la faillite le guette
Bon cinéma
Helen Faradji
18 avril 2013