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Éditos

Le passeur a passé

par Helen Faradji

Son nom, bien sûr, ne dira pas grand chose par ici. D’abord, parce que c’est principalement, uniquement même, en France qu’il a officié, tant par l’image à la télévision que par la voix à la radio et par la plume dans de nombreux essais et biographies. Mais aussi, ensuite, parce que les critiques de cinéma sont rarement de cette espèce dont le nom, l’œuvre ou la pensée restent.

Il n’empêche. Il importe de se souvenir. Car Claude-Jean Philippe est mort le 11 septembre, à l’âge de 83 ans et avec lui, une certaine idée de ce qu’est aussi la vocation d’un véritable critique de cinéma : la transmission.

Il n’y a en effet pas d’un côté le film et son créateur, de l’autre le critique et au milieu le public de spectateurs. Il n’y a pas trois espaces étanches qui, parfois, par la grâce d’un miracle, se rencontrent. Mais il y a bien un dialogue, une communication, un échange qui doit se nouer entre ces trois entités. Lorsque cela est possible, en tout cas. Et pour Claude-Jean Philippe, formé à l’Institut des Hautes Études Cinématographiques, cette idée même d’un triangle sans cesse animé par des liens vivants et vibrants tissés entre ces trois angles était au cœur de sa pratique cinéphile. De 1971 à 1994, sur la chaîne publique hexagonale Antenne 2, devenue France 2, il présenta en effet un nombre considérable de son Cinéclub, en deuxième partie de soirée juste après Apostrophes, afin d’introduire le film que les braves spectateurs pouvaient alors découvrir. Parallèlement, il créa également à la radio publique, France Culture, l’émission Le cinéma des cinéastes (case qui sera reprise en 1984 par Serge Daney, rien que ça, qui rebaptisera l’émission Microfilms). À l’époque, Philippe n’est d’ailleurs même pas le seul à profiter de cette conception du service public, banale mais qui peut pourtant tellement sembler innovatrice dans certaines contrées, puisque sur France 3, voisine de France 2, un autre cinéclub, Le cinéma de minuit, était aussi présenté chaque dimanche soir.

À la télévision publique, Philippe a ainsi servi de relais entre son bienheureux public et quelques-uns des plus grands chefs d’œuvre de l’histoire du cinéma (des cycles Renoir, Bergman, Bunuel, Welles, Fellini, Truffaut… et une place de choix réservée à son chouchou Jacques Tati qui, en retour l’avait surnommé « l’avocat du cinéma »), non pas pour se substituer aux offres de cinémathèque mais pour les élargir, les rendre disponibles au plus grand nombre, démocratiser le cinéma en l’accompagnant par des introductions informées, pertinentes, toujours en lien non seulement avec l’histoire du cinéma mais également avec le monde qui l’entourait.

La question cruciale qui agite les cercles cinéphiles ces temps-ci quant à la possible (probable ?) disparition des salles a souvent tendance a être abordée en faisant du web et de la télévision les grands méchants loups. Pourtant, force est de reconnaître que ces diffuseurs de masse peuvent aussi, devraient aussi, être des alliés précieux. Claude-Jean Philippe l’avait prouvé en son temps, permettant à ceux qui pour qui la salle de cinéma restait un privilège lointain et peut-être même inaccessible de tout de même pouvoir plonger dans ces images capables de bouleverser une vie.

Le décès de Claude-Jean Philippe, l’homme qui a fait aimer le cinéma à des millions en l’aimant plus que de raison, rappelle aussi cette triste évidence : hors des salles ou des événements, où sont-ils aujourd’hui, ces passeurs, ces accompagnateurs, ceux grâce à qui le cinéma peut vivre au-delà d’une poignée de happy few ? Où sont les réseaux capables de comprendre l’importance de leur laisser du temps d’antenne en saisissant que l’enrichissement collectif (des centre-villes les plus branchés aux campagnes les plus reculées) passe aussi par le fait de tirer le plus grand monde vers le haut ? Où sont les décideurs qui pensent qu’un accès enrichi et savant à la culture n’est pas synonyme d’ennui et d’élitisme et que lui garantir une place au milieu des steppettes et des publicités est une véritable mission de service public ?

Poser la question, c’est y répondre…

 

Bon cinéma


15 septembre 2016