Le vrai du vrai
par Helen Faradji
L’histoire de l’art les a qualifiés de Maniéristes. Arrivés juste après la Renaissance, angoissés par la perfection harmonieuse atteinte avant eux par Michel-Ange, Botticelli ou Raphaël, ces peintres réfutaient les canons divins qui jusque là primaient en déformant plus ou moins subtilement les perspectives, en allongeant les visages et les silhouettes, en déséquilibrant les lignes de fuite et de rencontre de leurs dessins. Une hérésie pour nombre d’observateurs qui voyaient dans ce glissement d’une école à l’autre et cet abandon de la conception d’un art pictural imitatif du réel au profit de l’inspiration et de l’imagination un basculement du côté obscur. Puisque les pinceaux d’avant étaient guidés par la main de Dieu, le seul conducteur capable de mener à de tels idéaux de représentation, ceux de Pontormo, Parmigianino ou Le Tintoret, ne pouvait être que le Diable.
Si la lettre de ces critiques a heureusement changé – le respect de la perfection divine n’étant plus considéré comme un critère culturel (quoi que…) -, l’esprit lui semble régulièrement se rappeler à nos bons souvenirs. Le vrai, le vrai, il n’y a que ça qui compte, car l’absolue fidélité au réel doit et devrait guider tous les pas de nos créateurs (peut-être moins en littérature où l’on semble accepter sans broncher qu’un Régis Jauffret, par exemple, romance à tout va les affaires DSK ou Josef Fritzl). Surtout ceux qui ont l’outrecuidance de vouloir se servir de la fiction pour mieux rappeler tel personnage ou événement ayant réellement existé. Car le « basé sur un fait vécu » a de beaux jours devant lui, sa force d’attraction est loin d’avoir perdu de son intensité. La preuve, entre autres, avec deux films sortis ces dernières semaines : Truth de James Vanderbilt (adapté des mémoires de Mary Mapes, légendaire productrice de 60 Minutes, voire notre critique) et Jobs, confectionné par Danny Boyle et Aaron Sorkin à partir de la biographie du génie à la pomme signée Walter Isaacson.
Deux œuvres qui ont chacune fait la paix avec l’obsession pour la vérité, la mettant dans leur petite poche d’en arrière et l’y oubliant sans regret, le premier en prenant ouvertement le parti des journalistes de l’émission contre celui de CBS, réseau qui la diffusait, le second en omettant de nombreux faits historiques pour se concentrer sur Steve, l’homme, sa mégalomanie et sa relation tortueuse avec sa fille. Deux exemples de fictionnalisation tout ce qu’il y a de plus normal, mais qui ont valu à leurs auteurs de méchantes petites claques sur le museau. CBS a ainsi catégoriquement refusé que soit diffusée la bande-annonce de Truth sur ses ondes. Quant à Jobs, notamment rejeté par l’ex-femme de son objet, c’est Sorkin qui a du se défendre, comme le rapportait The Guardian, expliquant que sa conscience ne le faisait pas souffrir puisqu’il n’avait fait que son travail : romancer et créer. Ayant choisi de raconter l’histoire de M. Apple par l’observation des préparatifs de trois lancements de produits majeurs de la marque, Sorkin notait notamment, avec la finesse qui le caractérise encore et toujours : « Pour autant que je sache, Steve Jobs n’a pas eu de confrontations avec les six mêmes personnes 40 minutes avant chaque lancement. C’est purement une idée d’auteur. Mais je pense que le film révèle de plus grandes vérités, plus grandes mêmes que ce qui a vraiment pu arriver durant ces préparatifs »
D’étranges plaintes qui, subtilement, révèlent également le rapport encore plus étrange que l’on peut parfois collectivement entretenir avec le cinéma. Car lorsque celui-ci n’a d’autre prétention que de nous divertir, personne ne lui demande quoi que ce soit. Que les robots volent et se transforment, que les être scintillent dans la nuit, que tout et n’importe quoi y arrive, tout est permis. Mais qu’il se targue de vouloir dépeindre une réalité, quelle qu’elle soit (même lorsque la fiction est absolument assumée – on se rappellera ici de critiques adressées à Jacques Audiard après son Prophète à qui l’on reprochait de ne pas s’en être tenu à ce qui se passe vraiment dans les prisons !), voilà les défenseurs du vrai, de la grande et noble Vérité, monter au créneau.
Et comment alors ne pas voir l’absolue confusion ? Un film n’est pas, jusqu’à preuve du contraire, un reportage journalistique. Il n’a à obéir à d’autres lois que celles, primordiales, de l’imagination de ceux qui l’ont fait. Vouloir le soumettre à une tyrannie de la vérité, c’est forcément l’enfermer dans un carcan qui n’est pas celui de l’art mais qui répond en réalité à un désir malsain de voyeurisme entretenu par des années de télé-réalité. C’est lui réfuter le droit absolu qu’il a à sa liberté d’exprimer un point de vue sur le monde. Et ce combat là mérite plus d’engagement que celui pour l’authenticité et la véracité. La part de Dieu, la part du diable…
29 octobre 2015