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Éditos

L’ère du soupçon

par Helen Faradji

Un peu plus d’une cinquantaine de jours. L’année 2016 n’aura eu besoin que de cette poignée de moments pour rebattre les cartes d’une industrie cinéma mondiale de plus en plus déboussolée. Les plus optimistes y verront l’occasion d’un renouvellement, d’une réinvention nécessaires. Les autres, une perte de repères généralisée qui inquiète, qui angoisse. L’année du singe, dans laquelle nous sommes entrés selon l’horoscope chinois, est capricieuse nous a-t-on expliqué…

La séquence ne vient évidemment pas de commencer. On pourrait la faire remonter aux premiers commentaires sur notre cinéma lamentard et gris, à cette baisse de fréquentation concrète des salles de cinéma observable depuis plusieurs mois, voire années, à la fermeture de l’ExCentris ou plus généralement à une foi vacillante dans le cinéma. Mais le début de cette année aura très certainement concentré le laid. Rivette, Zulawski, Eco ou Scola, morts. Et ce choc prenant les allures d’un deuil vécu par toute la communauté du cinéma québécois qui ne pourra plus prononcer le nom de Jutra sans tordre la bouche de dégoût.

Difficile pour l’observateur, il faut l’avouer, de pouvoir alors dresser des plans sur la comète. Calmons le ici et maintenant, pansons les plaies immédiates et l’après viendra plus tard. Mais l’après est-il même encore possible ?

Bien sûr, la soirée de remise des prix couronnant le cinéma québécois sera regardée le 20 mars prochain avec cet appétit malsain partagé par tous de savoir comment ce joli petit monde s’en sortira. Un indice… quoi que les présentateurs, animateurs et artistes disent, quoi qu’ils fassent, qu’ils affrontent l’éléphant dans la pièce ou qu’ils l’ignorent, dès le lendemain, se trouvera forcément quelqu’un quelque part pour dire qu’ils ont mal fait.

Pourtant, une fois le gala passé, que restera-t-il ? Un sentiment de gâchis terrible, certes. Mais surtout des préjugés plus que jamais renforcés contre le cinéma québécois qui, soyons en assurés, n’avait pourtant rien demandé. Oh qu’on les imagine déjà, les lignes assassines des éditorialistes au public long et idées courtes. Qu’on les entend déjà les murmures vipérins de ceux qui ont tribune et ne parlent que de cinéma québécois que lorsqu’il sent le souffre et le scandale. Qu’on peut déjà penser aux « tous pourris », « milieu de dégénérés qui se protègent entre eux », « pourquoi je m’intéresserai à ça ? » et autres qui seront fièrement brandis, en lieu et place d’une indifférence polie.

Car ne soyons pas dupes : l’affaire Jutra, le sentiment généralisé d’un déclin du cinéma, malgré évidemment les percées lumineuses qui nous laissent encore croire à l’espoir, la méfiance désormais installée… tout cela, ce seront les films qui le paieront. Leurs créateurs bien sûr sur qui le soupçon de n’importe quelle infamie pèse maintenant sans contredit (observons le débat autour du prochain nom que l’on pourrait accoler à la cérémonie des prix du cinéma québécois et écoutons les « non, ne les associons plus aux noms d’un des héros de notre cinéma, on ne sait jamais »). Mais aussi les films eux-mêmes. Films dont l’on exigera qu’ils ne dérangent rien, qu’ils soient aussi lisses qu’une peau de bébé, qu’ils n’abordent plus aucun sujet dérangeant ou polémique. Films qui seront toujours attendus au tournant avec une brique et un fanal, puisque miroirs de ce petit milieu honni. Films dont l’on attendra qu’ils nous rassurent, nous tapent sur l’épaule en nous disant « oublie, oublie ce monde laid et triste ». Quand ils seront vus…

Il en faudra du courage à tous ceux qui persisteront dans les prochaines années à vouloir réaliser un film québécois. Il en faudra de l’abnégation. Car en plus d’un intérêt pour le moins relâché du public et des commentateurs, c’est aussi maintenant à un a priori monstrueux qu’ils devront faire face. L’ère du soupçon a commencé. Et la résistance, soyons francs, a ces temps-ci très peu de moyens.


25 février 2016