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Éditos

Les 50 ans d’À tout prendre et du Chat dans le sac

par Marie-Claude Loiselle

Les dates anniversaires peuvent avoir ceci de bon, lorsqu’on sait se les approprier pour les libérer d’un surcroît de nostalgie, qu’elles permettent d’affirmer la contemporanéité de l’objet mis en lumière beaucoup plus que de mesurer la distance qui nous sépare de lui. Cinquante ans après leur création, Le chat dans le sac de Gilles Groulx et À tout prendre de Claude Jutra présentent encore quelque chose de trop vif, de trop pressant dans leur nécessité pour que nous puissions les reléguer au passé. Ces œuvres-là nous heurtent, nous bousculent, et s’adressent toujours à nous d’une manière qui ne peut nous laisser insensibles à leur quête de liberté, tout comme aux doutes et tourments qui les habitent.

C’est pourquoi le dossier du présent numéro, qui souligne les 50 ans de ces films, a cherché à saisir de quelle manière ils résonnent encore aujourd’hui. Mais d’abord, nous avons voulu nous replonger brièvement dans l’esprit de l’époque pour retracer l’accueil que leur avait réservé la critique montréalaise et étrangère, rappeler ensuite au passage la petite histoire de la musique interprétée par Coltrane pour Le chat dans le sac, pour enfin présenter les témoignages de cinq artisans des films de Groulx et de Jutra, qui évoquent les conditions et le climat d’effervescence dans lesquels ils ont été conçus. Suivent quelques textes et entretiens de cinéastes à qui nous avons demandé ce que ces films ont représenté pour eux lorsqu’ils les ont découverts et comment ceux-ci les ont accompagnés jusqu’à aujourd’hui.

Les quatre textes qui viennent clore ce dossier se proposent quant à eux d’entrer plus étroitement en dialogue avec les films de Groulx et de Jutra. Le premier s’interroge sur l’existence aujourd’hui d’un cinéma qui porterait encore une parole, un regard et un élan propres à la jeunesse dans une société où les aspirations communes ont disparu, tandis que l’article suivant s’intéresse à la portée politique et sociale du Chat dans le sac et à la façon dont Groulx, fortement influencé par la pensée de Brecht, a constamment cherché à lier le spectateur au devenir politique du monde. On constatera du coup comment, dans le jeune cinéma québécois actuel, ce désir d’affronter le conformisme ambiant s’est évanoui, pour être remplacé par un « ‘’néovérisme’’ pessimiste » devant lequel l’auteur du texte ne peut que noter que « la société québécoise a depuis longtemps dépassé en terme de vision, d’élan et d’inspiration notre cinéma de fiction ». Après un bref retour sur Chasse au Godard d’Abbittibbi et la manière dont ce film s’approprie l’esthétique du cinéma des années 1960, nous terminons ce dossier en rappelant que les films de Groulx et de Jutra, en marquant l’entrée du cinéma de fiction québécois dans la modernité par l’invention de nouvelles formes esthétiques et poétiques, exprimaient aussi un formidable désir d’ouverture à l’altérité, qui aura pourtant mis presque 50 ans avant de ressurgir, et là encore, de manière fort ambivalente et parfois même préoccupante. Certes, le présent dossier témoigne d’un malaise évident face au jeune cinéma québécois actuel, mais il rappelle aussi que si Groulx et Jutra, avec des films réalisés il y a un demi-siècle, demeurent nos contemporains, c’est justement parce que leurs œuvres peuvent encore se heurter violemment à celles que nous réalisons aujourd’hui, et pousser les cinéastes dans leurs retranchements en révélant ce qu’ils s’abstiennent de remettre en question.

Autre manière de réaffirmer l’inaltérable actualité du cinéma de Gilles Groulx, nous vous présentons Trop c’est assez, film inédit en DVD jusqu’à ce jour, par lequel Richard Brouillette a su si bien saisir la « parole occultée [de cette homme] et s’en faire le passeur ». Mais l’actualité d’À tout prendre et du Chat dans le sac s’impose aussi en regard de plusieurs films récents qui, eux aussi, pour le meilleur et pour le pire, tentent de se confronter à leur époque, tels A Touch of Sin, The Wolf of Wall Street, La grande bellezza ou Snowpiercer que nous abordons dans les pages qui suivent. Mais ce que Jutra et Groulx avaient surtout compris, c’est que, pour ne pas reproduire l’inertie qui gangrenait leur société, il leur fallait se délester des formes usées du langage. Cela est vrai plus que jamais : ce monde en ruines où nous vivons, lui, gangrené par l’argent, l’individualisme et leur corollaire naturel, le nihilisme, exige des cinéastes non pas qu’ils en témoignent, mais plutôt qu’ils cherchent de nouvelles formes permettant d’avancer contre ce qui écrase et détruit.


13 février 2014