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Éditos

24 images no. 197

par Bruno Dequen

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Au moment d’écrire ces mots, les cinéastes Christopher Nolan et Denis Villeneuve viennent de faire des sorties publiques acerbes pour critiquer ouvertement Warner, leur propre studio, à la suite de sa décision de sortir simultanément en salles et sur HBO Max tous leurs films de 2021. Que des réalisateurs aussi reconnus n’hésitent plus à se retourner contre le studio qui finance leurs films en dit long sur la crise que connaît actuellement l’industrie cinématographique après un an de pandémie. Or, cette crise n’est pas née en 2020. L’an dernier, combien d’éditoriaux n’ont-ils pas repris le discours pessimiste de Martin Scorsese sur l’avenir du cinéma en tant qu’art ?

Dans de nombreux secteurs de la société, la COVID a eu l’effet d’une impitoyable loupe dont l’effet grossissant a mis en lumière des tensions et des dysfonctionnements profonds qu’il n’est plus possible aujourd’hui de nier. Toutefois, le virus n’est pas à l’origine des problèmes de structure et de gestion du système de santé, pas plus qu’il n’est responsable de la chute brutale d’une industrie du cinéma qui, depuis des années, est à la merci de conglomérats médiatiques enclins à traiter le cinéma comme un caillou dans leur botte. Ce que rappelle justement Villeneuve en faisant référence à la main mise d’AT&T sur Warner. De fait, la valorisation des plateformes au détriment de l’expérience en salle est en marche depuis que Netflix a décidé d’être autre chose qu’un service de livraison de DVDs. Et 2020 a certainement accéléré ce virage.

Bien entendu, tout n’est pas négatif. Si on s’éloigne du modèle hollywoodien qui a tendance à faire la plupart des manchettes alors qu’il ne représente finalement qu’une infime fraction de la production mondiale, on observe par exemple que le développement des outils de diffusion en ligne a permis cette année à de nombreux festivals de rendre accessible leur programmation en dehors des métropoles. De ce point de vue, il est indéniable que la prise en compte du Web par les organismes permettra à l’avenir à tout un pan du cinéma de rejoindre un public moins exclusif. Une préoccupation qui ne date pas non plus d’hier, puisque tout festival est bien conscient que la précieuse diversité des films qu’il désire mettre de l’avant n’est trop souvent visible que pour celles et ceux qui ont les moyens (géographiques et financiers) d’y avoir accès. Il va de soi que le futur du cinéma ne peut passer que par une prise en compte du renouvellement du public. Et le Web, s’il n’est pas pour apporter à l’avenir toutes les solutions à ce problème, doit être considéré et géré comme un allié, aussi récalcitrant soit-il.

On le sait, l’avenir du cinéma sera tributaire du renouveau inévitable de ces moyens de diffusion. Mais de quel type de cinéma parle-t-on ? C’est une question qui est assez rarement évoquée, sauf pour exprimer l’inquiétude des cinéastes de superproductions qui redoutent de voir leur film diffusé principalement sur petit écran. Une inquiétude tout à fait légitime, certes. On imagine bien que Denis Villeneuve n’a pas composé ses cadres et conçu le rythme de son montage avec un visionnement sur iPhone comme objectif principal. Mais son cas reste, une fois encore, l’arbre qui cache la forêt. En effet, une grande partie du cinéma grand public de divertissement, s’il s’apprécie mieux sur un écran à la hauteur des ambitions de ces productions, demeure souvent non seulement adaptable à d’autres formats mais surtout valorisé par d’impressionnantes machines promotionnelles. Pour le dire simplement, Dune sera vu en 2021. Mais qu’en est-il du cinéma de création plus modeste qui, d’une part, reste invisible en dehors des festivals et, parfois, propose une expérience qui demande au public une patience et un état d’immersion difficilement imaginables en dehors de la salle ? Un type de cinéma très diversifié que les commentateurs ont eu tendance à englober un peu trop facilement sous le terme générique de slow cinema, et qui constitue une grande part de la production mondiale. Mentionnons notamment le très beau The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin) qui, après avoir reçu un prix à la Berlinale en février dernier, a totalement disparu des radars. Ce cas précis est intéressant, puisque les coréalisateurs eux-mêmes, conscients que leur œuvre de docufiction contemplative de 8 heures ne pourrait s’apprécier en ligne, ont demandé aux festivals de ne pas sélectionner le film cette année.

On pourrait facilement arguer qu’un tel exemple est aussi peu représentatif de la production moyenne que le film de Villeneuve. Ce qui est tout à fait vrai, mais la tendance lourde qu’on observe depuis des années demeure une certaine uniformisation des films destinés à une carrière en ligne, ce qui n’augure rien de bon pour la liberté créative et la diversité des voix à venir. La formule est tellement éculée qu’elle en devient risible, mais il est certain que le cinéma tel qu’on l’a connu est actuellement à la croisée des chemins. Or, s’il y a de nombreuses leçons à retenir de 2020, la plus grande erreur serait de ne prendre que cette année comme maître étalon pour envisager les décisions à long terme. L’engagement en ligne des cinéphiles a été remarquable, comme ont pu le remarquer de nombreux festivals préoccupés par leurs éditions numériques. Mais nous finirons bien par retrouver une vie sociale, hors des écrans à domicile. Et il serait très présomptueux de prédire aujourd’hui notre comportement collectif lorsque les déconfinements seront à nos portes. Un engouement renouvelé pour l’expérience collective en salles sera-t-il de mise ? Ou le choc post-traumatique de 2020 mettra-t-il fin à tout un pan historique de la diffusion ? Je ne peux parler pour d’autres mais une chose est certaine : je n’ai jamais eu aussi hâte de refréquenter la salle afin de mieux apprécier l’offre en ligne. Sans compter que de nombreux films attendent désespérément de pouvoir nous retrouver dans l’obscurité immersive d’un lieu approprié à l‘éclosion de toutes les démarches créatives.

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20 janvier 2021