L’homme et l’oeuvre
par Helen Faradji
Cette semaine, après un détour par le festival de Toronto, et dans le cadre d’une tournée de promotion nord-américaine, Abdellatif Kechiche et ses deux actrices, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos, sont venus fouler de leurs délicats petons le sol montréalais pour y présenter cette fameuse Vie d’Adèle en avant-première (la sortie en salles est prévue le 9 octobre). Fameuse, car voilà un film dont l’évidence et la puissance méritaient bien une palme d’or. Mais fameuse aussi car, depuis sa présentation à Cannes, ses secrets de fabrication livrés en pâture aux médias auront révélé qu’il y avait peut-être quelque chose de pourri au royaume des grands films. De la réaction de Julie Maroh, auteure de la bande-dessinée qui l’a inspiré à celles des techniciens l’ayant fabriqué en passant par celles, retentissantes, de ses actrices, le portrait d’un Abdellatif Kechiche tyrannique, exigeant, égomaniaque et méprisant l’humain dans la vraie vie pour mieux le filmer sur grand écran s’est rapidement dessiné.
Coppola devenu quasiment fou sur le tournage d’Apocalypse Now au mépris de la sécurité de son équipe, engueulades homériques entre Herzog et Kinski, petit cercueil garni envoyé par Hitchcock à la fille de Tipi Hedren, refus par Marceau d’assurer la promotion du Police de Pialat, comportement irresponsable de Lindsay Lohan sur le tournage de The Canyons, relations plus que conflictuelles entre Faye Dunawaye et Roman Polanski sur Chinatown, méchanceté patentée de Lars Von Trier envers ses actrices (de Björk à Nicole Kidman), comportements tyranniques d’Orson Welles, de Bruno Dumont, d’Otto Preminger… l’histoire du cinéma regorge de ces anecdotes de tournage qui en font, il faut bien l’avouer, la légende.
L’homme et le film, le film et l’homme… et bien sûr, toujours ces questions qui surgissent lorsque le voile sur les coulisses se lève et que le laid montre son nez : peut-on tout se permettre au nom de l’art et la fin justifie-t-elle réellement les moyens ? Vouloir répondre à ces questions, c’est forcément devoir d’abord tenter de mieux comprendre sa relation personnelle au cinéma, à l’art. Une relation forcément mystérieuse que l’on intellectualise, pour ne pas virer mouton, mais qui nécessairement passe par un affect, une émotion, un lien presque mystique. Il n’y a pas que le mot qui est le même : aimer un film, une oeuvre, relève bel et bien d’un sentiment amoureux, profond, inexplicable, parfois aveuglant. Ce lien, souvent d’une profondeur insondable, est probablement au cœur même du trouble qui se saisit de nous lorsque des « révélations » sur la ou les personne(s) qui ont conçu ces obscurs objets du désir que sont les films en ternissent l’aura. Car, un cœur qui bat est naïf. Comme dans un conte de fées, il voudrait que le sujet de son affection soit pur, sans tache d’aucune sorte. Que les oiseaux cuicuitent, que les lapins gambadent, que l’allégresse soit pleine et entière. Parce que le (mauvais) cinéma lui a appris qu’aimer, c’était tout voir avec des lunettes roses.
Pourtant, et c’est d’ailleurs aussi ce que dit La vie d’Adèle, aimer, c’est tout aimer, en bloc. Le blanc, comme le noir. La passion comme les blessures. Le beau comme le laid. L’extérieur polissé comme l’intérieur rugueux. Aimer un film, dans un mouvement primal, presque primaire, c’est aussi accepter qu’il ne soit pas ce joli petit cadeau arrivé dans nos bras sans souffrances, sans rancœur, sans cris ou sans larmes. C’est tolérer qu’il ne soit pas parfait.
Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’accepter béatement tout et n’importe quoi, de dire amen aux comportements les plus odieux, de détourner le regard en se disant qu’être un génie autorise effectivement au pire. Non. Mais tout en reconnaissant que les hommes et les femmes derrière les œuvres chéries ne sont pas des êtres idylliques, dessinés à gros traits par un crayon disneyien, aimer un film, c’est d’abord et surtout, ne jamais, ô grand jamais, ne lui tenir rigueur des agissements de ses artisans. Les films sont plus grands que ceux qui les font. Les preuves n’arrêteront jamais de s’amasser.
Bon cinéma
12 septembre 2013