L’horreur politique
par Alexandre Fontaine Rousseau
Le cinéma d’horreur convoque d’abord les craintes primaires du spectateur : la peur du noir, de la mort, de la souffrance. Il le réduit à l’état de l’enfant terrifié par ce qu’il ne comprend pas, seul dans l’obscurité de la salle de cinéma. Le barrage de la rationalité cède à la pression, faisant déferler toutes ces angoisses refoulées sur lesquelles l’adulte croyait avoir triomphé. Le subconscient humain constitue ainsi la matière première de l’horreur. Voilà ce qui pousse Phil Hardy à affirmer, dans la préface de l’excellent volume du Aurum Film Encyclopedia qu’il consacre à l’horreur, que le genre a tendance à traiter de fantasmes et d’idéologies plutôt que de réalités sociales à proprement parler 1. A priori, la politique n’est donc pas le sujet de l’horreur – ou, du moins, de l’horreur classique. Tout un pan du cinéma d’horreur contemporain, parfaitement exemplifié par l’œuvre de James Wan, tend à nous faire oublier le potentiel politique du genre. Au caractère plus psychologique ou parfois purement formaliste de cette production, dont le discours s’avère parfois carrément réactionnaire, s’oppose cependant une longue tradition de l’horreur politique dont un cinéaste comme Jordan Peele aurait repris le flambeau.
Le politique, en effet, est une source d’angoisse. Dans Danse Macabre, brillant essai qu’il consacre à l’horreur, le romancier américain Stephen King tente d’abord de définir la notion d’horreur politique en se basant sur l’exemple de The Thing from Another World (1951). La définition qu’il en tire est plutôt convenue : le film de Christian Nyby capitalise sur la crainte d’une société qui serait aux antipodes de la nôtre sur le plan politique. Selon lui, le cinéma de science-fiction des années 1950 repose essentiellement sur la xénophobie et sur la peur de l’envahissement, d’où sa nature intrinsèquement réactionnaire. Mais en se penchant sur le cas du Last Man on Earth (1964) de Sidney Salkow, King en arrive à une conception plus nuancée de l’horreur politique, voulant que celle-ci repose sur une inversion de l’ordre social : le protagoniste du film de Salkow découvre en effet qu’il est devenu l’agent du mal, en cherchant à défendre l’ordre tel qu’il le conçoit alors que le monde autour de lui a changé.
Cette définition de l’horreur politique constitue une invitation à la remise en question. Le monstre, en effet, n’est pas toujours celui qu’on croit. Ce n’est plus l’ennemi externe, l’étranger. C’est le monstre interne, par exemple la pulsion totalitaire qui pousse à la répression. Pete Walker en fera le sujet de quelques films, dont House of Whipcord (1974) et House of Mortal Sin (1976), dans l’Angleterre des années 1970. Le cinéaste espagnol Narciso Ibáñez Serrador en traitera aussi dans La résidence (1969), puis dans Les révoltés de l’an 2000 (1976). Chez le cinéaste américain Larry Cohen, l’ordre est une telle source d’angoisse qu’il faut à tout prix le dérégler, faire ressurgir le chaos à travers des mouvements de panique. L’horreur politique s’intéresse à ce qui se cache sous la surface des choses, à ce que l’hypocrisie collective tente de camoufler. Elle explore un refoulé partagé.
Cette tension entre l’ordre et le chaos est au cœur de la définition que propose Hannah Arendt de la politique : « la politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. Les hommes, dans un chaos absolu ou bien à partir d’un chaos absolu de différences, s’organisent selon des communautés essentielles et déterminées. 2 » La communauté est le sujet de la politique. Elle sera donc, inévitablement, le sujet de l’horreur politique. Chez Tobe Hooper, la famille devient l’unité de base par laquelle il devient possible d’explorer cette idée de communauté. Dans le slasher, la violence érige des communautés qui se désagrègent. La série The Purge se penche aussi, à sa manière, sur la normalisation de la violence en Amérique. L’horreur s’intéresse aux tensions qui détruisent comme aux pulsions qui consument. C’est un terreau fertile pour les apocalypses sociales en tous genres. Les zombies de Romero en sont le parfait exemple.
L’idée de communauté traverse aussi l’histoire du cinéma d’horreur dans un autre sens. Aux États-Unis, l’expérience de certaines communautés s’exprime avec une clarté foudroyante à travers les codes de l’horreur. Le cinéma afro-américain les emploie pour parler de persécution, de préjugés, d’injustices systémiques. On pense bien entendu à Jordan Peele, qui a ébranlé le grand public avec Get Out (2017) avant d’en déjouer les attentes avec l’ingénieux Us (2019). Mais toute une histoire du cinéma d’horreur noir s’ouvre à nous, pour peu que l’on soit attentif. Elle va du Son of Ingagi de 1940 jusqu’au Tales from the Hood de 1995 en passant par Blacula ainsi que par l’immortel Candyman. La peur est une notion intrinsèquement politique, lorsqu’elle fait écho à l’horreur quotidienne. Dans le même ordre d’idée, c’est en se réappropriant la figure ambivalente de la sorcière qu’un certain cinéma fera de celle-ci un symbole d’émancipation féministe.
Par ses exigences et ses conditions de production, le cinéma dit « d’exploitation » deviendra un espace privilégié pour traiter de sujets qu’un cinéma prétendument plus respectable n’ose pas aborder. Pour certains cinéastes, l’économie du cinéma de genre deviendra ainsi une arme politique. En Australie, l’Ozploitation parle de la violence de la colonisation et du saccage de l’environnement en mettant en scène la révolte de la nature. La fascination du cinéma d’horreur pour les sujets « chocs » donnera lieu à des œuvres d’une pertinence discutable, mais aussi à des dérangements nécessaires. C’est un cinéma de la transgression, qui s’installe dans les zones limites où le verni social s’effrite. Son rejet du bon goût s’avère évidemment une lame à double tranchant. Mais lorsqu’elle coupe, force est d’admettre qu’elle va droit à l’essentiel.
Le présent numéro ne s’arrête pas aux chefs-d’œuvre du genre. Le portrait qu’il tente de dresser se veut plus vaste, car la cinéphilie dont il se revendique va au-delà d’une certaine tendance à vouloir toujours à tout prix distinguer le « bon » cinéma du « mauvais ». Dans Danse Macabre, Stephen King affirme que le véritable amateur d’horreur sait faire la distinction entre les deux, tout en sachant les apprécier pour leurs qualités respectives 3. Le sous-genre des films de zombies nazis, par exemple, n’a pas donné lieu qu’à des films réussis. Néanmoins, il s’avère intéressant d’appréhender ce corpus dans son ensemble. C’est aussi de cette cinéphilie impure qu’il est question, en filigrane des axes thématiques proposés. La définition de l’horreur que nous préconisons s’ouvre ainsi dans tous les sens possibles, allant du trash fauché de Herschell Gordon Lewis aux expérimentations du cinéaste espagnol Pere Portabella sur la figure du vampire.
Ce numéro est notamment dédié à Wes Craven, Tobe Hooper, George A. Romero et Larry Cohen, quatre figures essentielles du cinéma de genre qui nous ont quittés au cours des dernières années. Leur influence sur la vision de l’horreur qui sous-tend ce dossier n’est pas seulement considérable. Elle est fondamentale, voire fondatrice.
- 1. « Quite simply, horror (be it film or literature) deals with fantasies and ideologies rather than social realities. » Hardy, Phil. 1996. The Aurum Film Encyclopedia: Horror, Aurum Press, Londres. Page 9.2. Arendt, Hannah. 1995. Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, Paris. Page 40.3. « The ear which is constantly attuned to the ‘fine’ sound – the decorous strains of chamber music, for instance – may hear nothing but horrid cacophony when exposed to bluegrass fiddle… but bluegrass music is mighty fine all the same. […] In a real appreciation of horror films, a taste for junk food applies… » King, Stephen. 1982. Danse Macabre, Futura : Londres. Page 168.
2 octobre 2019