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Éditos

L’offre et la demande

par Helen Faradji

La loi de l’offre et la demande. La recherche d’un profit toujours plus grand. La maximisation, la rentabilité, l’asservissement à des objectifs financiers…. D’un pur point de vue industriel, tout cela se tient. Mais, n’en déplaisent aux grands argentiers du monde, le cinéma n’est pas, ne sera jamais et n’a jamais été, une industrie comme les autres. Et le modèle capitaliste selon lequel on essaie de le faire fonctionner, en l’accélérant même depuis quelques années, semble bel et bien sur le point de montrer ses limites. L’offre a dépassé la demande. C’est la crise, la fameuse crise qui, comme on le serine depuis longtemps, n’a rien à voir avec l’art, mais tout avec ces belles liasses de billets verts après lesquelles le système court de plus en plus à perte, pensant bêtement qu’en misant sur la quantité, on pourra littéralement noyer le poisson.

La dimension financière de tout cela ne peut évidemment pas être niée. Certes, nous voulons des beaux films, que l’art s’invite sur nos écrans aussi souvent que faire se peut, que des expériences esthétiques ou poétiques nous bouleversent et nous subliment le plus souvent possible. Or, pour que ces films que nous espérons chaque jour nous arrivent, il faut des sous. Inutile de faire l’autruche. Et des sous pas uniquement pour que ces films se fassent, mais aussi pour que les artisans qui les font puissent en vivre, puissent avoir droit comme tout le monde à un revenu juste et égal.
Mais ces sous manquent. Comme partout. Que faire alors ? Au Québec, en France et aux Etats-Unis, la folie des rapports s’est emparée du milieu du cinéma, chacun remettant avec plus ou moins de retentissement notes, recommandations et autres briques de papier censées contenir la solution.

Cette semaine, hors des ors parant ces beaux rapports officiels, deux papiers sont apparus sur le web, questionnant chacun à sa façon un aspect que l’on n’a pas su voir ailleurs : et les salles de cinéma dans tout ça ? Si le monde de la télévision paraît avoir fait la paix avec l’idée que le joueur web est désormais incontournable (lors de la cérémonie des Golden Globes, Amy Poehler n’a pas hésité à ironiser sur la fragilité de la position « dominante » de Netflix, lui suggérant de faire bien attention à l’arrivée prochaine de Snapchat), le cinéma lui, sauf expériences d’un jour, semble toujours ancré dans l’idée d’un fonctionnement temporel « à l’ancienne » : film fini – présence en festival – sortie en salles – sortie quelques mois (voire plus) plus tard en DVD et en version numérique.

Pourtant, dans cette équation, comme le soulignent à la fois une réflexion signée Magnola Darghis et un éditorial du site Le passeur critique, la salle reste cet élément que personne ne semble oser remettre en question, alors que comme le dit la première, elles sont, partout à travers la planète, complètement engorgées (900 films sont sortis en salles à New York en 2013 !) et comme le souligne le second, il pourrait aussi appartenir au spectateur de prendre ses responsabilités si on lui laissait le choix de voir tel film en salles ou sur un autre support. Si ce dernier conteste, probablement un peu vite, l’idée d’une salle de cinéma comme « un endroit sacré », peut-être faudrait-il en tout songer à des façons de re-sacraliser ces salles. Car, il faut être honnête : tous les films ne méritent peut-être pas ce détour par la salle, son grand écran, son son qui vous prend aux tripes et au cœur, par cet endroit unique et singulier de partage dans le noir et dans le silence. Rationnaliser l’accès aux salles et refaire du métier d’exploitant un métier guidé par une idée de ligne éditoriale intègre et artistique (certains le font déjà, d’autres pourraient vendre des saucisses qu’ils n’y verraient pas la différence) ne sont pas des tabous.

On ne peut, en tout cas, nier que le nombre grandissant de films à prendre l’affiche chaque semaine nuit sérieusement à la fréquentation desdites salles. Comme le souligne Karen Cooper, directrice du Film Forum à New York, « Paradoxically, as fewer people are eating the pie, the pie’s only getting larger ». Et faire des salles de cinéma « VIP » où l’on pourra se bourrer la panse et se remplir le gosier « comme dans son salon » n’y changera strictement rien. Parce que derrière cet amas de films, ces salles tellement pleines de promotions et de films garrochés là à la va-vite, sans vision ni perspective, la question à 100 000 dollars reste entière : si un film est un chef d’œuvre, mais que personne ne le voit, reste-t-il un chef d’œuvre ?

Bon cinéma.


15 janvier 2014