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Éditos

Michel le grand

par Helen Faradji

Les raquetteurs, « l’invention » du cinéma direct, la caméra à l’épaule, la photographie du genre mythique de Kamouraska ou de Mon oncle Antoine, Entre la mer et l’eau douce, L’Acadie l’Acadie ?!?, le seul prix de la mise en scène cannois ramené dans l’escarcelle du cinéma québécois par son éternel Les ordres ou Pour la suite du monde, peut-être le plus beau titre et le plus beau film de notre cinéma…

Il manquera, Michel Brault. Sa présence tutélaire, sa dégaine de grand homme que sa modestie et sa gentillesse, jamais feintes, ne faisaient qu’agrandir encore, la poésie de sa lumière et de ses mots.

Oui, il manquera. Comme seuls manquent les vrais géants, ceux que l’on croyait là pour toujours, parce qu’un géant, ça ne meurt pas, voyons.

Comment dire toute l’admiration que l’on pouvait avoir, et que l’on aura encore, pour Michel Brault ? Comment traduire les émotions, tantôt d’une violence à couper le souffle, tantôt d’une douceur à s’évanouir, qu’ont pu nous procurer Pour la suite du monde, Les ordres ou Entre la mer et l’eau douce ? Comment pouvoir exactement signifier cette idée que Brault était grand, parce qu’il n’avait pas peur, ni de considérer sa caméra comme un outil digne d’un art, ni les humains et son peuple comme méritant d’être filmés ?

À ce petit jeu auquel on est déjà sûr de perdre, il vaut mieux convoquer un autre géant. Un autre cinéaste de la mémoire, de l’identité, du sol. Car Pierre Perrault et Michel Brault avaient au moins cela en commun : être des cinéastes de la terre. Du vrai. Du concret. Du franc. Des cinéastes qui regardent droit et se tiennent haut, sans agressivité ni fronde, comme seuls les vrais poètes savent le faire.

Pierre Perrault, complice, acolyte, frère d’armes, qui, en 1980, dans le numéro 5 de Copie Zéro, une revue éditée par la Cinémathèque québécoise, publiait sous le titre « Michel Brault, cinéaste » un texte si beau, si juste, si passionné, qu’aujourd’hui encore, il émeut aux larmes. Un texte dont aujourd’hui, justement, on ne peut s’empêcher de partager les extraits les plus forts et qui traduit, peut-être plus sincèrement que tout le reste, ce qui restera véritablement de l’œuvre de Michel Brault.

« Michel Brault est cinéaste.

Qu’est-ce à dire ? Car cela peut bien paraître la chose la plus banale du monde à une époque où, même ici, au Québec, dans un Québec impérialement défavorisé, les cinéastes abondent et ne se ressemblent pas. C’est pourquoi j’ajouterai pour donner du poids à mon admiration que Michel Brault est cinéaste comme on est Québécois: de naissance pour ainsi dire, et ensuite par choix délibéré comme on prend un métier, un beau métier, c’est-à-dire par amour. Être cinéaste, pour lui, n’est pas seulement une profession, une façon de gagner sa croûte. C’est même plus qu’un métier. C’est déjà une démarche. Le cinéma dans sa tête vadrouilleuse ne ressemble pas souvent, ni toujours, au cinéma qui se propose de nous faciliter le rêve. Et il s’est lancé dans la carrière comme dans une conquête. Non pas pour la récolte des fleurons glorieux du show-business mais pour défricher un silence séculaire, pour inventer des comportements, proposer une âme à une culture assiégée de toute part par les impérialismes culturels qui vendent de la pellicule et du papier sans se tenir responsables de l’avenir des rêves. Non pas pour être admiré par les hommes d’ici, mais pour les admirer. Non pas pour enseigner, mais pour apprendre. Ni pour être aimé, mais pour aimer (…)

On nous tenait, non sans prudence, dans l’ignorance de la neige. Michel a compris que sa caméra se devait d’impliquer la neige, d’engager le fleuve, de fomenter une géographie nouvelle qui nous importune. Des palmiers, il n’avait rien à dire (…). Pour que le Québec, au lieu de consommer des images, se découvre enfin des désirs. (…)

Aussi bien méprise-t-il les trépieds qui immobilisent le regard, qui imposent des comportements, qui paralysent les déplacements. Il refuse les trépieds qui sont incapables de cotoyer, d’accompagner. Au contraire, sa caméra bouge avec lui, elle suit, devance, rencontre, salue, s’empresse, s’attarde au rythme de l’homme lui-même, lui permettant de quitter le rôle de témoin distant pour devenir acteur, présent, impliqué, engagé dans une aventure. Une caméra pourra prendre un marsouin, après avoir tendu une pêche, à l’écart des littératures. Voilà bien l’aventure à laquelle nous convie cette caméra nouvelle. Cette caméra qui fait corps avec lui et ne craint pas de mouiller les pieds. C’est pourquoi si aisément, sans artifice, il nous donne la certitude plutôt que l’illusion. Et nous sommes plus que des spectateurs, soudain, dans une image de nous-mêmes à notre plus grand étonnement. Il nous a rendu dignes de l’image (…)

C’est ainsi que Michel comprend son métier de cinéaste qui consiste à rencontrer les hommes à la hauteur des hommes. Filmer, cela n’est pas seulement regarder l’événement, mais surtout, d’abord et avant tout, l’accompagner, le vivre en quelque sorte. Encore faut-il non seulement se mouiller les pieds mais aussi amener la caméra elle-même à se compromettre…à tendre une pêche à un marsouin…à préférer les hommes au cinéma ».

Pour tout, merci monsieur Brault


26 septembre 2013