Éditos

Netflix vs Mubi : quid de la critique?

par Céline Gobert

Non seulement la plateforme Netflix menace d’achever la salle de cinéma, comme le redoute Ariel Esteban Cayer dans son texte Retour vers le futur, et n’accorde que très peu de place aux productions québécoises et canadiennes (comme l’explique André Roy dans son récent édito), mais elle pourrait également enterrer une fois pour toute l’espace et l’esprit critiques.

En effet, le mois passé, en abandonnant un système de notation par étoiles, déjà très loin d’être idéal, au profit d’un très facebookien pouce levé (pour «j’aime») et pouce en bas (pour «je n’aime pas»), Netflix a aussi abandonné toute nuance critique. Au royaume de Netflix, il n’y a désormais plus que le jour et la nuit, le blanc et le noir. Exit les aubes et les crépuscules, et les degrés de gris.

La nouvelle fonctionnalité m’a tourmentée après le visionnement de plusieurs films, et plus particulièrement alors que je terminais 13 Reasons Why. Cette série américaine a fait couler beaucoup d’encre depuis sa diffusion à cause, entre autres, de sa représentation controversée du suicide d’une adolescente. Que devais-je donc indiquer à mon algorithme? Pouce levé ou pouce en bas? Mon dilemme était de taille : j’avais aimé certains éléments de la série (la peinture réaliste de la culture du viol qui fait des ravages chez les adolescents) et d’autres beaucoup moins (une vision trop simpliste, voire romanesque, du suicide, un sujet trop sérieux pour être traité à la va-vite).

Mais pourquoi s’attarder sur 13 Reasons ici? Tout simplement parce c’est une première pour Netflix qui n’avait pas encore provoqué un tel débat critique et une telle controverse avec l’une de ses productions! La série est carrément qualifiée d’irresponsable par des intervenants du domaine de la santé.

À vrai dire, peu importe l’opinion que l’on a sur celle-ci, il demeure que 13 Reasons est une série aux choix artistiques et discursifs discutables. Elle engendre des discussions multiples, contradictoires, qui ne peuvent se régler par de simples «pouces». Et, comme toutes les œuvres sur Netflix, films et séries confondus, 13 Reasons a été diffusée sans guide critique, sans espace de discussion disponible à l’intérieur de la plateforme, à l’exception d’une vidéo façon bonus DVD où certains acteurs discutent des enjeux du scénario. De nombreux textes d’opinion ont été rédigés par la suite mais le mal était fait : 1- la série a été diffusée sans visionnement critique préalable, et 2- elle est facilement accessible à tous (et notamment aux plus fragiles). En cela, ces deux points répondent en partie à la question du : pourquoi doter Netflix d’un espace critique dont la salle de cinéma ne disposait pas?

Cette question du rôle de la critique – et de son absence – dans les plateformes de diffusion en ligne paraît aujourd’hui essentielle alors que celles-ci sont en passe de remplacer les salles pour la plupart des spectateurs. Si cet espace existait, ces derniers n’auraient-ils pas davantage la possibilité de prendre du recul, de réfléchir à certaines représentations ou points de vue adoptés par les œuvres et qui peuvent être critiqués? D’en discuter entre eux, comme sur un forum? Ce qui est certain, en revanche, c’est que cela leur permettrait d’aiguiser leur propre esprit critique face à ce qu’ils regardent. Cet «espace critique» serait donc à la fois un espace de réflexion, et, dans le cas de 13 Reasons et imaginons pour d’éventuels futurs cas similaires – une source de prévention.

Il n’est pas impossible de bien faire pourtant : prenons le cas de la plateforme Mubi, qui propose un film (d’auteur) pour tous les jours du mois et a pour sa part toujours accordé une grande place au débat d’idées. Pour chaque film, les utilisateurs de la plateforme peuvent écrire quelques lignes pour indiquer leur avis, noter le film sur une échelle de 1 à 5, se bâtir des listes de films par thèmes précis, ou encore lire d’intéressantes analyses dans la section «Notebook». En ce moment, on peut y trouver un essai vidéo sur le cinéma de John Carpenter, des réflexions autour du Festival Tribeca et même un texte d’introduction au documentaire Another Year, visible sur la plateforme, rédigé par sa réalisatrice Shengze Zhu.

Que trouve-t-on sur Netflix pour nous guider dans la richesse des propositions de cinéma? Rien de plus substantiel qu’un algorithme personnalisé. Si j’indique avoir aimé le dernier Joe Swanberg, Win It All, Netflix va me proposer des œuvres dans le même genre: des comédies noires. Rien de mieux pour la diversité, n’est-ce pas? Rien de mieux pour la découverte..! En plus de ne me proposer aucun espace critique – pour échanger avec d’autres spectateurs ou qui me permettrait simplement de savoir ce que les autres ont pensé d’un film avant de le visionner – Netflix ne me permet pas non plus de mettre un peu au défi mes goûts, ni de me «challenger». Comment les utilisateurs peuvent-ils se bâtir une cinéphilie riche, diversifiée et solide sans cela?

Sur Netflix, la critique a été complètement vidée de sa mission première: être un guide. Face au vide critique, le catalogue Netflix n’apparaît que comme ce qu’il est, soit une grosse entreprise, très lucrative, dans laquelle toutes les œuvres se perdent et se confondent sans vision cinématographique. Ainsi, dans mes suggestions de films d’horreur, se côtoient Under the shadow de Babak Anvari et The Devil’s Dolls de Padraig Reynold. L’un est un bijou de film de genre iranien, l’autre une très mauvaise série B. Comment un spectateur, qui n’aura entendu parler ni de l’un ni de l’autre, a-t-il les moyens de faire un choix éclairé entre les deux? Mubi, au contraire, arbore depuis quelques temps des choix de programmations cinématographiques pensés en amont: la plateforme, par exemple, propose au moment d’écrire ces lignes des sections documentaires (comme «Visions du réel), ou encore des rétrospectives de Philippe Garrel, Lav Diaz ou de l’Espagnol Jaime Rosales. En plus d’être un espace de découvertes, Mubi guide véritablement le cinéphile, et replace ainsi la critique de cinéma au cœur du développement d’une cinéphilie éclairée.

Alors, que faire? Et, de quelles façons le critique professionnel, la société, et les médias plus généralistes (qui voient eux-aussi la critique peu à peu disparaître…) pourraient remédier à cette absence de voix critiques? À l’heure où l’on ne peut plus ignorer la place grandissante que prend Netflix dans la vie, voire carrément dans l’éducation cinéphile des plus (et des moins) jeunes, il est temps d’y réfléchir sérieusement et collectivement.


17 mai 2017