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Éditos

Noir et blanc

par Helen Faradji

Depuis samedi soir dernier, depuis que les six membres du jury, après 16 heures de délibérations, ont rendu leur verdict, les appels au calme se multiplient, tentant tant bien que mal d’apaiser la colère que l’on sent gronder de plus en plus bruyamment dans les rues. Même Barack Obama s’est senti habité par ce devoir d’apaisement, comme si l’acquittement de George Zimmerman, vigilante autoproclamé ayant abattu le jeune Trayvon Martin en février 2012, quelque part en Floride, ne pouvait légitimement être accepté sereinement. Car l’affaire dépasse, et de beaucoup, le cadre du fait-divers régional. Débats sur les armes à feu, la légitime défense, la justice et le profilage racial se sont enflammés rapidement. Trayvon Martin, qui se baladait ce soir-là devant la maison de Zimmerman un paquet de bonbons et un cellulaire à la main, était noir. Zimmerman, non. Et les vieux fantômes que, naïvement, tous espéraient envolés depuis l’élection présidentielle de 2008, se sont mis à tournoyer de plus belle.

Vendredi 26 juillet prochain sortira sur les écrans québécois Fruitvale Station, première réalisation de Ryan Coogler, un intervenant social dans un centre de détention juvénile devenu cinéaste, sacré depuis Sundance dernier (où son film lui a valu de remporter le grand prix) nouvel espoir du jeune cinéma indépendant américain. Chez nos voisins d’en bas, le film a pris l’affiche le 12 juillet. 24 heures avant le verdict Zimmerman. La coïncidence est troublante. Gênante aux entournures, même. Et les liens impossibles à ne pas soulever. Car ce sont les mêmes débats, les mêmes questions angoissantes que soulève Fruitvale Station. En y apportant, malheureusement lui aussi, ses réponses.

C’est en 2008, tiens, que nous ramène le film. Plus précisément, le soir de nouvel an. Une soirée de fête, de joie, de partage durant laquelle, histoire de pouvoir se mouvoir plus librement, Oscar Grant, un jeune afro-américain de 22 ans, sa femme et ses amis décident de prendre le métro dans la région de Bay Area, près de San Francisco. Mais, puisqu’il y a pas de contes de fées dans la réalité, le métro bondé sera vite perturbé par une altercation. Arrivera la police qui, immédiatement, choisira d’interpeller Grant et deux de ses amis et finira par abattre le jeune homme d’une balle.

Une histoire tragique, parfaitement vraie, dont le cinéma a donc décidé de s’emparer via la caméra de Coogler pour mieux la re-raconter en noir et blanc. En manichéen, oui, et c’est, en partie, ce qui choque dans cette appropriation. Pourquoi au juste raconter une telle histoire ? Pourquoi la faire transiter par le biais de l’art ? Pour expliquer, témoigner, comprendre ? Oui, évidemment. Mais aussi pour juger, semble dire Coogler dont le film, dès son premier plan, installe un regard malaisant sur Grant, l’observant d’emblée comme une victime, le stigmatisant et forçant le spectateur à un chantage émotif particulièrement désagréable en scindant le monde en deux : d’un côté, les victimes du système, forcément noires, latinos ou asiatiques et de l’autre, les blancs, nécessairement pétris par leur bonne conscience de gauche ou brutaux et racistes. L’histoire, tragique, de Grant devient alors prétexte à peindre un monde inexplicable autrement que par les différences communautaires profondes qui le composent, comme s’il ne s’agissait, au fond, que de confirmer la thèse que seul ce qui nous sépare peut bien avoir une importance, en jetant bien maladroitement encore plus d’huile sur un feu qui n’en finit plus de ne pas s’éteindre.

Martin, Grant… Les gestes impardonnables d’un flic et de Zimmerman. Les deux affaires montrent pourtant, on ne peut plus clairement, que le monde n’a rien de noir et blanc. Qu’il n’est que variations infinies de gris. Que ce sont rarement les bons et le bien qui triomphent à la fin. Qu’un film ne pourra véritablement avoir son importance (symbolique, sociale) que s’il refuse de s’adonner à une interprétation trop limitée des faits et à l’angélisme. Et qu’un cinéaste qui décide de s’emparer de tels événements n’a pas de que des droits, mais surtout des responsabilités. Car la justice, comme le cinéma, sont choses infiniment trop importantes pour n’être envisagées qu’en deux couleurs.

Bon cinéma

Helen Faradji

La bande-annonce de Fruitvale Station


18 juillet 2013