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Éditos

Retour vers le futur

par Ariel Esteban Cayer

Un jeune cinéphile se réveille le matin, bien heureux de n’avoir rien à faire en cette journée pluvieuse. Il étire le bras et d’un simple balayage, sa télévision s’illumine d’une constellation de possibilités. Il consulte l’application-mère qui recense les nouvelles sorties à travers toutes les plateformes: une liste « intelligente », auto-générée, qui ne lui montre que les films qu’il saura apprécier. Au rythme de 15 à 20 films par semaines, arrivés simultanément de tous les plus grands studios du monde – qu’il s’agisse de DisnNetflix, Toho, ParAmazon, MK2-1, et tous les autres conglomérats formés des miettes de la Grande Guerre des Plateformes – force est d’admettre qu’il est désormais impossible de suivre le rythme effréné de production-diffusion instantanée. « The spice must flow », disait l’autre. Les festivals se sont asséchés de contenu. Puis les salles ont successivement fermées leurs portes, n’ayant su quoi faire face à des fenêtres de sorties de plus en plus rétrécies. Et puis, à quoi bon freiner le progrès?

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Dans « Secouer le monde », l’édito en date du 16 février, Céline Gobert mettait de l’avant les excellentes séries de Netflix, qu’il s’agisse de Sense8 ou The OA. S’il est coutume de parler de Netflix en termes de « télévision » (on disait jadis que la seule chose valant un abonnement à ce piètre catalogue était la qualité remarquables des téléséries), 2017 semble être l’année où le géant de la diffusion en continu s’impose comme un joueur – sinon le joueur – majeur dans la production, la distribution et la diffusion de cinéma populaire à travers le monde.

Entre la sortie du dernier Herzog, Into the Inferno (photo) ; la nomination aux Oscars de 13th d’Ava Duvernay; le récent succès d’I Don’t Feel at Home In this World Anymore (prix du Jury au dernier Sundance, produit par, et déjà disponible sur Netflix) ; les acquisitions surprenantes de l’inclassable Pieles d’Eduardo Casanova à la Berlinale de cette année (ou du Divines d’Uda Benyamina l’année dernière) ; la sortie imminente d’Okja de Bong Joon-ho ou bien du nouveau David Ayer, Bright (à peine un an après Suicide Squad) ; de la production d’une série signée Kim Seong-hun (A Hard Day, The Tunnel) ; de l’annonce du prochain Scorsese, ou même des nouveaux films de David Michôd ou de Joe Swanberg… L’offre cinématographique de Netflix commence tout simplement à devenir vertigineuse, capable de rivaliser avec la plus garnie des offres, en festival comme en salle.

La logique derrière l’accélération de ces « sorties » (car il faudra bientôt les percevoir ainsi) est béton : après tout, les consommateurs veulent du contenu de qualité le plus rapidement et facilement possible. Quand un géant comme Netflix détient de tels films entre ses mains, la question s’impose : pourquoi attendre plusieurs mois, voire un an, pour espérer des résultats en salles? Pourquoi suivre un modèle de plus en plus archaïque et incertain lorsqu’on contrôle toutes les étapes de la vie d’un film?

Le modèle actuel (qui semble déjà ne plus être celui de l’an passé) est : une première en grand festival (Sundance, Berlin, SXSW, TIFF, Cannes, etc.) puis une sortie derechef sur la plateforme dans les mois qui suivent. Comparativement, Amazon semble déterminé à maintenir le modèle classique, en collaboration avec divers distributeurs dans plusieurs territoires. Ainsi, leurs titres se retrouvent en festival(s), puis en salles, puis en exclusivité sur leur plateforme de diffusion (en plus d’une disponibilité sur support physique) – rien de bien différent du status quo précédent. Si des films comme Café Society, The Handmaiden, Manchester by The Sea ou Paterson sont d’une quelconque indication, la stratégie semble fructueuse pour l’instant : les films récoltent de grands prix, les critiques sont élogieuses, et le box-office suit de même.

Mais jusqu’à quand ces considérations demeureront-elles valides? Assumant une prolifération accrue, puis une conglomération de ces plateformes propriétaires, retournons-nous tranquillement vers un modèle d’intégration verticale hégémonique – rappelant évidemment l’âge d’or des studios américains? À l’exception qu’il n’y a ici aucune salle à construire : le consommateur fournit son propre écran, le studio est une entité globalisée, adaptée à tous les publics et tous les territoires. En prime, la compétition n’est pas jugée déloyale!

Les plateformes plus nichées ne produisent pas encore leur propre contenu – mais en observant le plus gros poisson dans l’océan, il semble raisonnable de prédire le mouvement des autres. En plus d’acquérir déjà des exclusivités, il ne serait pas étonnant de voir bientôt des Shudder produire leurs propres films d’horreur ; MUBI et Fandor leurs propres films d’art et essai, et ainsi de suite…

En 2017, Netflix semble détenir les clés du futur. Ils influencent, en un laps de temps record, la manière dont les films sont faits, vendus, vus puis reçus – dans un univers cinéphilique ayant de plus en plus des airs de gestion de données. Et puis à quand cette uber-plateforme qui les regroupera toutes – où le cinéma ne vivra plus dans une salle, mais simplement sur nos écrans, en tout temps? On ne peut que réprimer un frisson, et continuer de spéculer …


9 mars 2017