Richard Corliss, 1944-2015
par Helen Faradji
Peut-être s’apprêtait-il à écrire une critique en y cachant quelques farces pour ses lecteurs. À frétiller de la même impatience à l’idée d’aller à une projection d’un blockbuster d’été ou d’un film sorti de nulle part à découvrir ? Ou peut-être même préparait-il tout simplement sa venue à Cannes (avec Ebert, il était un des journalistes américains dont la longévité cannoise était la plus impressionnante)? On ne le saura jamais. Car, le 23 avril dernier, Richard Corliss, plus que solide critique au Time depuis 1980, s’est éteint à l’âge de 71 ans.
Diplômé de l’Université Columbia en études cinématographiques, auteur de nombreux ouvrages de références (parmi lesquels une étude comparative livre/film de Lolita et un recueil d’entretiens avec des scénaristes, Talking Pictures), Corliss avait œuvré dans de nombreux publications et médias (National Review, Maclean’s, le show de Charlie Rose, Time…) dont le vénérable Film Comment où il fut éditeur de 1970 à 1990. Là, le passionnant théoricien du cinéma qu’il était s’était amusé à jeter un pavé dans la mare en déplumant quelque peu la bonne vieille théorie des auteurs soutenue par son ami et ancien professeur Andrew Sarris, pour refaire du scénariste un des, pour ne pas dire la, pierre angulaire du travail créatif, tout en introduisant dans ce temple de la cinéphilie une rubrique aussi amusante qu’instructive, conçue en collaboration avec rien de moins que Martin Scorsese : « les plaisirs coupables ».
Une rubrique amusante, presque anecdotique, mais qui pourtant révèle autant qu’elle condense la pensée de cinéma de Corliss. Une pensée taraudée par l’idée de défendre et soutenir une vision cinéphile, évidemment, mais tout autant portée par celle que le cinéma est beaucoup plus large et varié que ses seules nobles lignes de crête. Une approche ludique et ouverte qui lui permit notamment d’inclure Finding Nemo ou Drunken Master II dans sa liste des 100 meilleurs films de tous les temps mais aussi d’écrire des pages superbes sur Fassbinder ou Bergman. Une façon de concevoir l’écriture autour du cinéma comme un jeu passionné et décomplexé qui l’autorisa à utiliser son papier sur The Crying Game pour en révéler la surprise par les premières lettres de chacun de ses paragraphes, mais à réfuter catégoriquement la pertinence de réduire l’art de la critique à un pouce levé ou baissé.
Dans l’hommage que Richard Zoglin lui rendait dans les pages du Time, on rappelle que Corliss se donnait pour mission de répondre à la question « que vaut-il la peine de voir ? » par un définitif « tout vaut la peine d’être vu ». Dans celui qu’on peut lire dans Variety, on note encore « qu’au fil des années, il s’était établi comme une sorte de conscience pour la communauté critique ». Car oui, Corliss faisait partie de ces rares critiques dont l’œuvre, la pratique et la pensée avaient créé une sorte d’aura. Un auteur sans aucune agressivité, embrassant à chaque prise de parole publique, une idée du cinéma résolument englobante, sans snobisme ni esprit de chapelle, sans populisme ni condescendance, mais qui réussit par la qualité, l’érudition et la pertinence de ses textes, à devenir une figure d’autorité. Entre autres tristesses, sa mort nous rappelle aussi cela : combien sont-ils encore aujourd’hui à pouvoir revendiquer une telle place ? Combien sont-ils encore, les critiques, devenus des « noms », des phares, dont le travail est guidé par l’idée de partager, de donner envie, de mieux comprendre comment fonctionne cet étrange pouvoir de fascination que peuvent engendrer les films et non par celle de vouloir asseoir une supériorité par quelques coups de gueule arrogants facilement twittables ?
La pensée de Richard Corliss, bien sûr, restera. Mais qu’elle ne se perpétue pas alors que le cinéma fait face à d’aussi grands bouleversements fait la preuve que ces critiques, rares et précieux, manqueront plus que jamais.
Bon cinéma.
30 avril 2015