Secouer le monde
par Céline Gobert
La belle brochette de films québécois récents que Robert Daudelin célébrait dans son éditorial du 1er février dernier n’est pas la seule réponse aux angoisses de l’époque actuelle. L’ère Trump, les tensions sociales et les enjeux féministes contemporains trouvent également de forts échos au sein des séries TV à succès du moment. En particulier Westworld (HBO) produite par J.J Abrams, The OA de Zal Batmanglij et Brit Marling et Sense8 des soeurs Wachowski (toutes deux sur Netflix).
Dans ces trois nouvelles séries – qui auront toutes droit à une seconde saison – , les concepts de groupe, d’alliance et de solidarité représentent les seuls moyens de franchir les limites et frontières imposées. Elles affichent également un désir d’échapper aux codes de la sérialité et aux arcs narratifs habituels. Les genres s’y mélangent, les ruptures de ton abondent et le récit prend son temps pour se déployer. Enfin, elles font de la réappropriation du corps (notamment féminin) et/ou de la communion des corps des armes parfaites pour combattre les diktats sociaux et patriarcaux. On ne peut que se réjouir que les créateurs de série utilisent ce média populaire qu’est la télévision pour conscientiser et réveiller les masses. Aussi jouissif que de voir l’actrice Kristen Stewart s’adresser il y a quelques jours au président Donald Trump dans le très populaire Saturday Night Live : « I’m so gay, dude ».
Partons de cette citation de Zal Batmanglij, interrogé sur son travail sur The OA dans la revue Cinema Teaser de février 2017 : « J’ai été conçu en Iran, je suis né en France et j’ai grandi aux États-Unis. Donc traverser les frontières et aller voir au-delà, ça fait partie de mon éducation. Je suis un enfant du métissage et de la diversité culturelle. Donc je ne comprends pas les barrières. C’est peut-être pour ça que j’aime tant les histoires d’aventures, de brassage des valeurs, des cultures et des idéaux. » Ce qu’il dit est immensément intéressant : au fond, la forme libre de sa série traduit une volonté d’échapper aux horreurs que voudrait bien nous imposer l’ère Trump – une uniformité, un « chacun chez soi », un contrôle des pensées. Dans The OA, l’héroïne Prairie s’adresse chaque soir à un petit groupe de désespérés pour raconter son histoire. Elle agit comme un role model, qui ravive l’espoir, la foi en soi et le pouvoir du groupe. Elle s’affranchit d’une société fermée, et aide les autres à le faire. Il n’est plus question de savoir si son récit est vrai ou non, mais bien de comprendre (et surtout, de ressentir) ce que celui-ci a réactivé chez ceux qui l’écoutent, y compris chez nous les spectateurs : une foi en le futur, en l’homme, en nous-mêmes ; foi qu’il est essentiel de ramener sur la table dans la « très, très sombre époque que nous traversons » pour reprendre les termes de ma collègue Charlotte Selb qui s’est intéressée dans son édito la semaine passée au documentaire à l’ère des faits alternatifs.
Pour avoir elles-mêmes vécu leur transsexualité à la face du tout-Hollywood, les Wachowski font du dépassement des frontières (sexuelles, mais aussi métaphysiques) l’essence même de leur cinéma, de Matrix à Jupiter Ascending[1]. Sense8 est la suite logique de leur filmographie politique, puisque la série joue avec audace la carte de la diversité absolue : gay, coréen, américain, africain, trans, lesbienne, hispanique, hétéro, européens – une multiplicité d’identités sont représentées. Mieux (et c’est carrément le fil rouge de la série) : les personnages se complètent, se nourrissent, s’entraident! Voire même communient, dans deux séquences orgiaques qui traduisent une puissante idée : nous sommes tous des êtres humains, vivants, interconnectés, pertinents dans l’alliance de nos différences. À l’heure de toutes les intolérances, le constat s’impose aussi comme essentiel!
Enfin – attention spoilers ! – l’une des lectures possibles du très sombre Westworld est la réappropriation du corps féminin dans un espace (le parc) créé, contrôlé, et financé par les hommes, et dans lequel des robots sont à la disposition des désirs sexuels ou sanglants des hommes riches. La série propose une insurrection très féministe, au cœur de cet univers patriarcal, libéral, et reflet parfait de la porn culture. Ce sont les femmes robots qui vont mener le groupe (encore, le pouvoir de l’alliance) vers leur libération. Si les hommes y sont globalement mauvais, pathétiques, et fourbes (d’ailleurs le seul « à sauver » est lui-même un robot), les femmes y sont dépeintes comme fortes, se réapproprient un pouvoir, sur leur corps mais aussi sur leur esprit, qui leur faisait jusqu’alors défaut. « J’ai imaginé une histoire où je n’avais pas à être la demoiselle en détresse », dira le personnage de la sainte, Dolores Abernathy (Evan Rachel Wood).
L’autre protagoniste majeur de la série est Maeve (Thandie Newton), propriétaire d’un saloon où les prostituées sont programmées pour satisfaire les clients du parc. Elle s’oppose à la pure Dolores (vision sainte / putain de la femme très propre à l’homme.) Westworld, qui provoque très souvent le malaise, est le reflet du monde dans lequel certains aimeraient nous maintenir : un monde dans lequel l’homme domine la femme, les Blancs asservissent le reste du monde, et l’argent écrase toute morale. La finale n’en est que plus jouissive : Maeve et Dolores décident de se libérer de ce destin imposé, et reprennent le pouvoir.
Prairie, les soeurs Wachowski, Maeve, Dolores, Kristen Stewart, autant de femmes et de modèles dont la société, et nous-mêmes, avons besoin. Espérons, qu’en ces temps marqués par le « Grab them by the p**** » de Trump et les marches internationales de femmes, il y en ait toujours plus, à se rendre ainsi à l’intérieur-même des maisons des spectateurs pour secouer tout ce monde-là…
[1] J’avais déjà évoqué cette idée dans le numéro 179 de 24 images consacré au cinéma de genre féminin.
17 février 2017