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Éditos

Seijun Suzuki (1923-2017)

par Alexandre Fontaine Rousseau

Il ne s’en fait plus, des comme lui. Qui peut prétendre, aujourd’hui, filmer avec la même folie? Nous avons appris cette semaine que Seijun Suzuki s’est éteint le 13 février, ce qui en soi n’a rien de surprenant ; à 93 ans, on s’étonne plutôt qu’il ait survécu aussi longtemps. Cinéaste furieux, il aurait pu disparaître brusquement; ses personnages, après tout, n’avaient pas l’habitude de faire long feu. Mais Suzuki aura pour sa part persévéré, tournant son dernier film Princess Raccoon (2005) à l’âge vénérable de 81 ans.

Figure culte du cinéma de genre japonais, Suzuki est surtout connu du public occidental pour les formidables Tokyo Drifter (1966) et Branded to Kill (1967) – deux films de yakuza tournés pour le compte de la Nikkatsu qui lui ont à l’époque valu l’honneur d’être viré. Suzuki avait tourné, de l’avis des producteurs, des films « incompréhensibles », dépourvu de tout potentiel commercial. Plusieurs années plus tard, le cinéaste prenait encore un malin plaisir à dire que ses films ne faisaient aucun sens et aucun profit.

Cette anecdote aura nourri la légende Suzuki, contribuant à sa réputation (bien méritée) d’enfant terrible de l’industrie cinématographique nippone. Les films de la Nikkatsu obéissaient à des règles strictes auxquelles Suzuki n’a jamais vraiment adhéré : on voit bien dès Underground Beauty (1958), Take Aim at the Police Van (1960) ou encore Detective Bureau 2-3 : Go to Hell, Bastards (1963) que Suzuki n’est pas qu’un « bon employé » filmant en fonction des attentes de ses patrons.

Toutefois, c’est avec Youth of the Beast (1963) que Seijun Suzuki devient véritablement Seijun Suzuki : sa fascination pour la violence s’y transforme définitivement en fétichisme, obsession qui atteindra un point culminant avec le délire érotique de Branded to Kill. Quelques années plus tard, Atsushi Yamatoya tournera d’ailleurs un pinku eiga inspiré par l’ultime film de Suzuki pour la Nikkatsu; mais Trapped in Lust (1973), ironiquement, n’atteint jamais les mêmes sommets de perversion sublime que Branded to Kill.

Grand cinéaste anarchiste, Suzuki s’amuse à faire éclater les conventions de la mise en scène; l’avant-gardisme de son oeuvre, plus viscéral que cérébral, s’inscrit toujours dans une logique d’entropie. La subversion formelle, autrement dit, dérègle l’ordre établi. Le récit de yakuza, avec ses personnages de rebelles et ses organisations criminelles codifiées à l’extrême, aura été un terrain de jeu parfait pour ce cinéaste fasciné par la tension entre la structure et le chaos.

L’autre figure centrale dans l’œuvre de Suzuki est celle de la prostituée, qu’il filme dans Gate of Flesh (1964) puis Story of a Prostitute (1965) avec la même admiration romantique que ses tueurs errants. La prostituée, chez Suzuki, vit en marge de l’hypocrisie sociale et de cette culture de la répression qui domine au Japon. C’est une femme forte, bien plus résiliente que cette société occupée qui la juge et l’ostracise. Dans Gate of Flesh, l’héroïne refuse de se soumettre sexuellement à l’envahisseur américain, geste personnel qui devient par extension politique.

Le plaisir de la destruction devient catharsis ludique et politique dans le jouissif Tokyo Drifter. Suzuki dynamite ici les conventions de l’akushon, terme qui fait directement référence au mot anglais « action »; une séquence, particulièrement délirante, met en scène une bagarre générale dans un décor de bar à thématique western qui s’effondre sous notre regard amusé. Ce spectacle, qui évoque la comédie musicale bien plus que la chorégraphie martiale, possède une dimension satirique assumée : l’akushon s’émancipe avec Tokyo Drifter de cette influence étrangère, s’éloignant des modèles américains qui l’ont inspiré.

Tokyo Drifter, par son excentricité formelle et sa prédilection pour les couleurs éclatantes, annonce la montée de la nyu akushon qui prend son envol la même année avec des films tels que le survolté Black Tight Killers de Yasuharu Hasebe – véritable héritier de Suzuki qui reprendra, après le congédiement de celui-ci, le flambeau du cinéma d’action japonais. Massacre Gun (1967), Retaliation (1968), Bloody Territories (1969) ou la série des Stray Cat Rock, mettant en vedette l’iconique Meiko Kaji, n’auraient pas pu exister sans l’influence libératrice de Suzuki.

Aujourd’hui encore, le cinéma de Suzuki paraît indomptable, d’une inventivité inépuisable; sa férocité n’a d’égal que son déroutant sens du jeu. Auteur passionné, Suzuki semble d’autant plus libre qu’il a toujours opéré dans un contexte de contraintes et de limitations. Mais si il y a une leçon à tirer du parcours de Suzuki, c’est bien qu’aucune règle ne peut résister longtemps à la volonté de créer. L’art, après tout, ne sert-il pas à déjouer les règles?


24 février 2017