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Éditos

Streamer la crème

par Helen Faradji

L’expérience est facile à faire. Prenez n’importe quel cinéphile autour de vous. Faites vous inviter dans son humble demeure. Les chances sont immenses qu’il vous montre sa possession la plus précieuse, des trémolos dans la voix et les yeux pleins d’eau : sa collection de Criterion. Depuis sa création en 1984, la compagnie, à qui personne n’a jamais même songé reprocher de tuer le cinéma en salles avec sa manne de DVD et de Blu-rays (c’est un signe), a en effet un parcours sans faute. Réputation impeccable, revampages en règle des plus beaux films de l’histoire du cinéma et d’Armageddon, éditions dans des coffrets DVD dans les formats et durées voulus par les cinéastes, accompagnés de livrets et de bonus aussi rares que riches, site web constamment alimenté et véritable wet dream pour qui aime le cinéma (les tops 10 de cinéastes invités sont particulièrement excitants) : voilà ce qu’on peut appeler la totale.

L’autre expérience à faire est tout aussi facile. Prenez n’importe qui autour de vous. Demandez lui s’il est abonné à Netflix. La réponse risque fort d’être oui (l’année passée, on comptait 4.9 millions d’abonnés au Canada). Demandez lui par contre s’il est satisfait de l’offre cinéma que l’on peut y trouver. À même proportion, la réponse risque d’être non. Car si Netflix s’est assurément distingué par son offre de séries télé et de contenus originaux, celle concernant les films reste pour le mieux décevante. Non, recevoir un courriel annonçant l’arrivée sur le réseau de Daredevil n’est pas le genre de nouvelles qui enflamme l’imaginaire cinéphile. Et non, modifier unilatéralement le format d’image de Mommy, tel que s’y était essayé Netflix Grande-Bretagne, n’est pas faire preuve de respect pour le septième art.

Telles les proverbiales oranges et pommes, Netflix et Criterion ne sont a priori absolument pas comparables. À la différence notable, toutefois, que Criterion risque justement de faire ravaler à Netflix son offre de films misérable. Associé à la chaîne du câble américain Turner Classic Movies (une chaîne capable d’aligner dans sa programmation de cette semaine, dans la case de mi-soirée, Casablanca, Fury, The Killers, Crossfire et All About Eve, excusez du peu), Criterion s’apprête en effet à lancer son propre réseau de diffusion en streaming, disponible sur abonnement : FilmStruck. La bête, qui devrait être disponible dès l’automne 2016 et remplacera Hulu, service actuellement disponible pour de tels visionnements, se résume aisément : d’un côté, un pro de la programmation, de l’autre, un champion du catalogue et au centre, un cinéphile béat qui aura ainsi accès, en rotation, à tous les films Criterion ainsi qu’à leurs suppléments et à d’autres films venant de catalogues différents, tels ceux des distributeurs Flicker Alley (dont la dernière sortie Blu-Ray est Too Late for Tears, un classique du film noir hollywoodien jusqu’ici jamais réédité) et Kino Lorber (qui s’apprête à sortir en DVD Les mille et une nuits de Miguel Gomes), mais également de studios tels Warner.

Mais – et c’est là que Netflix est ouvertement dans la mire de ce nouveau service – Criterion offrira également aux abonnés de FilmStruck un accès au Criterion Channel, soit une chaîne où les 1100 titres de la collection seront constamment disponibles mais également où sera diffusé, peu à peu, du contenu original. Évidemment, ce ne sera pas le lieu du prochain House of Cards mais plutôt celui où des invités choisis (cinéastes, experts, etc…) agiront à titre de curateurs et feront découvrir des films chouchous tout en levant le voile sur des œuvres plus contemporaines, qui ne sont pour le moment pas accessibles en DVD ou ailleurs.

Pour le moment, à l’exception bien sûr du traditionnel premier mois gratuit, on ne connaît pas encore les prix qui seront demandés pour s’abonner à FilmStruck, ni même si l’offre sera la même dans les pays autres que les Etats-Unis.

Noël avant l’heure ? Nous le vérifierons en novembre prochain. Mais une chose reste certaine : que FilmStruck débarque ainsi dans nos vies n’est pas qu’une alternative alléchante à Netflix. Il est aussi un outil d’éducation au cinéma aussi extraordinaire qu’essentiel. Pas qu’un antidote, donc, mais aussi une façon moderne, censée et généreuse de faire ce qui se présente comme une des plus intelligentes réponses à cette fameuse crise que nous vivons : donner la piqure du cinéma au plus grand nombre dans ce qu’il a de plus beau, de plus enrichissant, de plus passionnant.


5 mai 2016