Tarek et John
par Helen Faradji
L’histoire commence le 16 août dernier. Sous un soleil de plomb, deux hommes arpentent les rues du Caire. Comme depuis maintenant de longs mois, les rues de la capitale égyptienne sont loin d’être tranquilles. Les manifestations quotidiennes opposant les forces de l’ordre aux partisans de l’ancien président Morsi dégénèrent avec une régularité qui n’égale que leur violence. Tarek et John n’étaient pas censés être là. Ils se dirigeaient vers la bande de Gaza. Mais l’étape égyptienne sera bien plus longue que prévue.
Dans cette rue, ce jour d’été, Tarek et John voient l’horreur. Des hommes battus, des coups échangés, des insultes. Plusieurs sont blessés. Tarek est urgentologue, la décence et ce qui fait la noblesse de son métier l’empêchent de rester les bras croisés. Il soigne. Avec la même rigueur, le même sentiment d’urgence, le même regard qui refuse d’esquiver la triste réalité, John, lui, le cinéaste, filme. Pour garder une trace. Montrer au monde ce qui se joue réellement là-bas depuis que les médias ont cessé de faire leurs unes avec le printemps arabe. Euphorie de courte durée.
L’horrible fable du docteur et du cinéaste commence à ce moment là. Celui là même où, après qu’ils lui aient demandé de l’aide, la police les arrête et les jette en prison. Le motif ? Le 20 août, on les accuse d’avoir eu des armes et des explosifs en vue d’attaquer un commissariat.
Depuis, Tarek Loubani et John Greyson (Urinal, Zero Patience, Lilies, The Law of Enclosures) sont détenus. Et le 16 septembre, devant cette situation inique qui ne débloque pas, pas plus concrètement que diplomatiquement, le médecin et le cinéaste ont décidé d’entamer une grève de la faim. Dimanche 29, les autorités égyptiennes ont annoncé que les deux hommes seraient encore captifs pour au moins 45 jours de plus. Cette fois, c’est de possession de drones qu’ils sont accusés. Et malgré les appels de plus en plus insistants du gouvernement canadien, les autorités égyptiennes font encore et toujours la sourde oreille.
La veille, les deux hommes avaient réussi à communiquer à ceux qui, à la maison et ailleurs, se démènent pour les sortir de là, une déclaration relatant, en leurs mots, décourageants et odieux, ce qui leur est arrivé. Nous traduisons ici plusieurs extraits de ce texte dénonçant une situation intolérable (il est consultable dans son intégralité ici).
« Nous sommes au 12e jour de notre grève de la faim, à Tora, la prison principale du Caire, située sur les rives du Nil. Nous y sommes détenus depuis le 16 août dans des conditions ridicules : privés d’appels téléphoniques et d’exercices, nous partageons une cellule de 3 mètres sur 10 avec 36 autres prisonniers politiques, où nous dormons entassés comme des sardines, à même le béton, en compagnie de cafards et où nous partageons de maigres rations d’eau boueuse du Nil.
Nous n’avions pas prévu de passer plus d’une nuit en Égypte. Nous sommes arrivés au Caire le 15, avec un visa de transit et tous les documents nécessaires pour nous rendre à Gaza. Tarek y est volontaire à l’hôpital Al-Shifa et à chaque voyage, il emmène avec lui un accompagnant. John avait l’intention de tourner un court métrage sur cette implication. (…)
À cause des manifestations au Square Ramses, et ailleurs dans le pays, notre voiture n’a pu se rendre jusqu’à Gaza. Nous avons décidé de nous rendre au square, à cinq blocs de notre hôtel, en possession de nos passeports et de la caméra de John. La manifestation venait de commencer (…) lorsque nous avons entendu des appels à l’aider. Un jeune homme, transporté par d’autres, saignait à cause d’une blessure par balles. Tarek s’est immédiatement mis en « mode docteur » et a commencé à le soigner, en urgence, alors que John filmait, pour documenter ce carnage en train de se passer sous nos yeux. Les blessés et mourants n’arrêtaient pas d’arriver. Nous avons vu plus de 50 Égyptiens mourir : des étudiants, des ouvriers, des professeurs, de tous âges, de toutes conditions, sans armes. Nous avons appris plus tard que 102 personnes étaient mortes ce jour-là. (…)
602 personnes, dont nous, ont été arrêtées cette nuit. Tous font face aux mêmes accusations absurdes : incendie criminel, conspiration, terrorisme, possession d’armes et d’explosifs, attaque de commissariat. Les histoires de nos co-détenus sont incroyablement similaires à la nôtre : des Égyptiens arrêtés dans les rues sombres après la manifestations, par des voyous ou des policiers, très loin du fameux commissariat censé être la cible de nos crimes présumés (…)
Nous avons droit à un procès légitime. Pas à des cafards ou du béton. Nous demandons à être libérés ».
Un site a été mis en ligne pour réunir toutes les informations concernant cette désespérante affaire.
Comme à Jafar Panahi (dont le nouveau film, encore réalisé en toute clandestinité en Iran, où il est assigné à résidence et interdit de filmer, sera présenté lors du prochain Festival du Nouveau Cinéma), nous adressons nos pensées les plus sincères à Tarek Loubani, John Greyson et à leurs co-détenus. En souhaitant que, comme dans les meilleures fables, tout cela puisse se régler vite et bien.
Bon cinéma, malgré tout.
3 octobre 2013