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Éditos

« Tout le monde savait »

par Helen Faradji

Ainsi donc, Claude Jutra aurait préféré les jeunes garçons. Dans les 13, 14 ans. Peut-être moins. Trop jeunes en tout cas pour que personne ne puisse aujourd’hui, en l’apprenant, grimacer de dégoût. N’ayant eu accès au fameux livre qu’Yves Lever a décidé de consacrer au pilier de notre cinématographie, aux éditions du Boréal, et aux déjà célèbres quatre ou cinq pages (dépendamment des rapports de lecture) où il égratigne le mythe, les détails restent flous.

Beaucoup de choses restent floues d’ailleurs dans toute cette histoire. Reprenons alors avec ce qui peut sembler solide. Yves Lever, d’abord. Historien, professeur à la retraite, critique, penseur (on peut lire quelques-uns de ses textes sur sa page personnelle), l’homme a écrit de nombreux ouvrages, solos ou collectifs (dont son Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma, ou Petite critique de la déraison religieuse), où il a toujours fait preuve de la plus grande rigueur historique et analytique. Le passé n’est certes pas toujours garant de l’avenir, mais l’on peut tout de même avancer, sans trop risquer de se tromper, que l’idée de sortir un ouvrage sur Jutra et d’y dévoiler certaines tendances du cinéaste n’était pas une lubie sortie du cerveau d’un polémiste en mal de notoriété. On est par contre plus embêté par ce que La Presse rapportait en fin de semaine, à savoir que Lever a construit ce court chapitre autour des témoignages de 10 personnes qui auraient observé lesdits comportements criminels (faut-il le rappeler) chez Jutra, mais sans accès direct aux victimes, l’une d’elle, identifiée, ayant refusé de parler. Peut-on parler pour elle ? Décider à sa place qu’il y a matière à procès ? Appartient-il réellement, dans des cas aussi délicats, à l’opinion publique de trancher ?

C’est, au fond, peut-être là le véritable enjeu de ces révélations dont l’onde de choc risque de se faire sentir bien au-delà de ce livre : où se situe précisément la frontière entre ce qui relève du domaine privé et ce qui tombe dans le domaine public ? De tous temps, on a présumé des artistes qu’ils étaient des gens bien sous tous rapports, des modèles, des phares. Jusqu’à ce qu’évidemment, d’autres biographes et journalistes s’amusent à déterrer les pots sous les roses de Charles Trenet, Simenon, Céline, Polanski, Woody Allen, etc… Et l’on a alors patiemment expliqué que l’œuvre et l’homme étaient forcément dissociables et que malgré les relents nauséabonds de la plupart des déclarations de Céline, ne pas tenir Voyage au bout de la nuit pour un chef d’œuvre de la littérature relevait de l’idiotie la plus totale.

L’homme et l’œuvre… Et les soupçons. Car le cas Jutra, exposé dans ce livre mais ne résultant pas d’un procès (comme dans le cas Polanski), d’accusations criminelles étayées, ou même de preuves directes, reste difficile à circonscrire. Le flou reste en effet trop entier pour pouvoir trancher : était-il pédophile, auquel cas, la cérémonie de « celui dont on ne peut plus prononcer le nom » aura, entre autres, un sérieux travail de relations publiques à faire dans les prochaines semaines, ou est-on devant un cas de « puisque tout le monde le savait, cela suffit à déboulonner la statue » ? Comment savoir… ? La tâche est impossible.

Mais l’autre souci, probablement plus grave, est cette même distinction problématique entre public et privé qui va maintenant toucher ladite victime. Cette personne n’a pas souhaité parler à Yves Lever. Yves Lever, nous dit-on, est parvenu à l’identifier. Il n’est pas dur de supputer que d’autres pourront y parvenir. Que d’autres la mettront sous les feux des projecteurs pour qu’elle parle, que l’odieux soit révélé, que la pâtée soit donnée au public qui attend de s’en gargariser. La Presse a ainsi publié ce matin même une entrevue avec une de ces personnes qui  accrédite la thèse pédophile, mais n’a pas, apparemment, parlé à Yves Lever. Mais si les victimes ont décidé de se taire depuis si longtemps, de quel droit leur mettons-nous maintenant cette immense responsabilité – décider si le si important cinéaste était un affreux ou non – sur le dos ? Le choix de ces personnes d’avoir tu cela, sans en faire procès ou attaque, leur revient entièrement. C’est un droit inaliénable des victimes de décider quand et comment elles pourront se reconstruire.

En ouvrant un peu le champ, il n’est pas difficile de voir que dans toute cette histoire, ce n’est pas que la légende Jutra qui vient d’être égratignée, c’est également la vie d’une ou de plusieurs personnes, vivantes, que l’on vient de redéfinir, sans qu’elles n’aient rien demandé. Juste parce que les rumeurs seront toujours plus fortes que la vérité. Juste parce que « tout le monde savait ».


17 février 2016