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Éditos

Une seule solitude

par Helen Faradji

Alors qu’une nouvelle édition toute de glam préfabriqué du Festival de Toronto s’achève, le bon vieux même cliché ressurgit. Le cinéma canadien et le cinéma québécois ne font pas qu’incarner les deux solitudes, ils semblent carrément émerger de deux continents différents. Méconnaissance l’un de l’autre, indifférence l’un à l’autre, sentiment qu’existe bel et bien une profonde ligne de démarcation notamment symbolisée par le fait qu’aucun film canadien n’est couvert par les journalistes québécois présents sur place (l’inverse est moins vrai, il faut être juste, même si les écrits des publications canadiennes trahissent tout de même cette idée que le cinéma québécois paraît à leurs yeux bel et bien venu d’ailleurs). Avec le champagne, les fêtes, les stars et les films montrés pêle-mêle, c’est l’autre tradition du TIFF.

Certes. Mais à bien y regarder, la place particulière accordée au cinéma québécois, en particulier au TIFF, ne pourrait laisser sérieusement penser qu’il y est négligé. Bien au contraire. L’exemple de Corbo, première réalisation solo de Mathieu Denis, tendrait même à prouver le contraire. Adoubé par le grand manitou de la programmation torontoise, Piers Handling qui, dans le Star n’hésitait pas à en faire son chouchou (« This must-see film on Canada’s own ‘terrorists’ or ‘freedom fighters’ from the FLQ movement of the ’60s is a knockout debut made with confidence, assurance, smarts and emotion ») ou par Steve Gravestock qui dans le programme du festival n’évoque rien de moins qu’une filiation avec Fassbinder, le film suscite même un intérêt presque plus marqué dans la presse anglophone que par chez nous, où l’on a principalement parlé du fait que le jeune réalisateur a choisi de prolonger son séjour au TIFF histoire de pouvoir … répondre à toutes les demandes de la presse internationale, évidemment titillée par le fameux tweet signé Darren Aronofsky ! (« Corbo captures youths passion. first time filmmaker m. Denis has an incredible future. beautiful cast« ).

Pas le seul, d’ailleurs, Denis, à bénéficier ces temps-ci d’un coup de projecteur particulièrement brillant sur lui de la part du reste du monde. La fameuse couverture des Inrocks (et l’entrevue pas piquée des vers) consacrée à un Xavier Dolan tout en cuir ténébreux, ou celle de Télérama où il figure cette fois en apparition quasi-christique, IndieWire professant son amour pour Tu dors, Nicole de Stéphane Lafleur ou en remontant dans le temps, les Cahiers aidant à la mise au monde médiatique sur la scène cinéphile mondiale de Denis Côté ou France Inter consacrant plus d’une heure d’entrevue à Denis Villeneuve lors de la sortie d’Incendies… les exemples s’amassent comme des feuilles mortes, à chaque fois – ou presque – relayés ici comme des accomplissements, des gages de réussite indéniable sur le mode « regardez, on parle de nous ailleurs ».

Que le « succès » soit attribuable ici à la façon dont le reste du monde adoube ou rejette tel ou tel de nos cinéastes est déjà en soit un puissant irritant. Mais le fait qu’ici même, on ne paraisse s’intéresser à eux et à leurs films que sur des tapis rouges ou roses, avec toute la superficialité que cela implique, que l’on se préoccupe plus de savoir si l’on trouve collectivement Dolan fendant que de la véritable teneur de son Mommy (et de ce qu’il dit du Québec – nous y reviendrons), que le cinéma soit considéré non pas comme un art, à débattre, disséquer, analyser, mais comme une industrie dont seule la rentabilité compte, fait littéralement déborder le vase. Imaginons la comparaison…. Comment réagirions-nous si un jeune prodige québécois venait à secouer le monde du hockey et que seuls les médias étrangers analysaient son jeu, sa puissance, sa dextérité tandis qu’ici, on se contenterait de mentionner son existence, faute d’un espace médiatique et critique digne de ce nom? Ça se fâcherait à la taverne…

Bien sûr, il est essentiel que les films québécois résonnent ailleurs, qu’ils trouvent hors de nos frontières yeux et oreilles afin que leurs visions du cinéma et du monde s’épanouissent à leur juste valeur. Mais il est encore plus capital qu’elles parviennent à exister ici, que la critique s’en montre digne, que la loi médiatique ne les enserre pas, et qu’enfin, ils puissent ici aussi trouver leur public. C’est tout le mal qu’on peut leur souhaiter. Et c’est peut-être ainsi que le cinéma québécois en finira d’incarner la solitude dans son propre pays.

Bon cinéma.

 


11 septembre 2014