16ème Carrefour du cinéma d’animation – Revoir Le Tigre de Tasmanie
par Nicolas Thys
Cela fait 16 ans maintenant que Le Carrefour du cinéma d’animation est un rendez-vous incontournable à Paris et cette édition, qui s’étale sur quatre jours et une soirée ne fait pas exception. En plus d’invités qui proviennent de tous les pans du cinéma d’animation, auteur ou industrie, de Richard Williams à Jonathan Hodgson, on y découvre le meilleur des écoles françaises, des avants-premières de longs-métrages attendus ou inconnus, à l’image du magnifique Ruben Brandt, collector du hongrois Milorad Krstić. Mais aussi plusieurs work-in-progress, des classiques restaurés, des pitchs et conférences professionelles, la présentation d’un studio en pleine forme, Miyu production, et une très belle sélection de courts-métrages français qui ont souvent et à tort peu circulé ou qui font leur première.
On a pu voir notamment quelques films dont on est quasi sûr de reparler au cours de l’année à venir. Sauf un problème du côté des sélectionneurs, leur qualité nous fait dire qu’ils arpenteront de nombreux autres festivals. A l’image de Roughhouse de Jonathan Hodgson au sujet simple – l’amitié d’un trio d’étudiants – et au traitement subtil et maîtrisé ou de Riviera de Jonas Schloesing, avec son temps suspendu, ses corps vieillissants et son voyeurisme bancal qui offre une merveilleuse leçon de mise en scène. Ou encore des effets-visuels toujours réussis de Patrick Bokanowsky dans L’envol, qui interroge le cinéma autant que les mécanismes visuels et ferait un parfait film off-limit, ou de Florentine Grelier, qui offre dans Mon Juke-Box, un portrait intime, tendre, coloré et joyeusement bordélique d’une jeune femme et de son père. Passionnés de musique et de technique, c’est un juke-box qui les relie et leur fait partager des souvenirs et du temps l’un avec l’autre. Impossible également de passer à côté de Je sors acheter des cigarettes d’Osman Cerfon qui livre un film aussi drôle que mélancolique dans le style graphique qu’on lui connait depuis ses Chroniques de la poisse.
Mais le Carrefour nous a surtout permis de revoir l’un des films les plus marquants de 2018, dont on ne se lasse gère.
Cela fait bientôt un an que Le Tigre de Tasmanie de Vergine Keaton tourne en festival. C’est la troisième fois qu’on le voyait sur grand écran, et la première fois véritablement que l’occasion est donnée d’écrire sur ce court-métrage. C’est peut-être le temps et le nombre de visions nécessaires pour essayer de se saisir par le texte d’une œuvre aussi énigmatique que fascinante. La première fois, elle hypnotise et laisse le spectateur face à un objet sidérant dont on a du mal à se détacher. Cet animal, disparu, moins graphiquement étrange que le dodo, mais tout aussi surprenant. Ces fleuves de glace visqueux qui s’écoulent comme de la lave, qui elle-même remplace ces neiges pas si éternelles. Ces roches qui explosent au ralenti et préfigurent la destruction et l’enfer rouge-orangé à venir. Ces cristaux qui ressurgissent enfin du néant. Une musique et des images réelles et fausses, simulacres numériques et images d’archives modifiées, et autant d’étonnants stimulis qu’on apprécie sans saisir leur origine.
La seconde vision approfondis la première. On commence à prendre conscience d’une structure sous-jacente. Ces boucles, les occurrences et itérations, les répétitions et recommencements. A l’image du tigre du titre, qui ne ressemble guère aux tigres qu’on voit habituellement, qui tombe et retombe. A l’image du film entier qui tourne, s’effondre et renait. Avec cette impression laissée que la réalisatrice nous met face à des fantômes : le fantôme d’un monde qui n’existe presque plus. Dépourvu d’humains. Quelque chose transparait malgré tout, et se terre quelque part.
La troisième vision impose la précédente. Et on y appose plus facilement encore les images de ces deux premiers courts-métrages, sidérants eux-aussi. Je criais contre la vie ou pour elle, d’abord, ses gravures, ses animaux qui courent, fuient, semblent prisonniers, et le son de Vale Poher qui amplifie l’angoisse générée par un mouvement irréel. Marzevan, ensuite, et ce voyage d’un être qu’on associe à une couleur rouge intense à travers une mémoire, des paysages désertiques, rocailleux. Et déjà une forme d’envoutement et l’impression qui perdure d’avoir vu un objet difficile à définir, et une autre, peut-être trompeuse d’y avoir décelé quelques ralentis, accélérés ou autres que Le Tigre de Tasmanie vient parachever sur une musique différente, celle des Marquises.
Le son ne surplombe pas ces trois films. Il n’est ni premier ni second, il accompagne les images et notre état de fascination. On pourrait voir dans la poésie circulaire du film, dans ces retouches numériques et l’imaginaire qu’il déploie, une forme de destruction, de renaissance qu’il serait facile d’interpréter de mille façons. Mais ces interprétations seront toujours réductrices. Surtout quand on peut se laisser porter par les expériences plastiques dans lesquelles la salle nous plonge. Et nul doute que lors des visions ultérieures, on prendra toujours autant de plaisir plaisir à se rapprocher autant qu’à s’éloigner d’un film qui joue à nous échapper.
On se laissera ainsi porter en attendant un prochain article sur les work-in-progress et d’autres films !
15 novembre 2018