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Festivals

16ème Carrefour du cinéma d’animation : Ruben Brandt et les autres…

par Nicolas Thys

     Le Carrefour de l’animation 2018 s’est terminé dimanche avec un joli cadavre exquis réalisé par des étudiants d’une dizaine d’écoles de cinéma d’animation à partir d’une image de la Panthère rose proposée par l’invité d’honneur Richard Williams. Un prix bien mérité a été décerné à Osman Cerfon pour Je sors acheter des cigarettes. C’est la première fois que le panorama des courts-métrages était compétitif. Parmi les regrets : avoir manqué la séance consacrée au studio Miyu productions. On a simplement pu y passer quelques minutes, le temps de voir les deux dernières minutes du court-métrage de Roberto Catani, Per tutta la vita, qui semblait merveilleux.

     Et s’il nous a été impossible d’assister à la plupart des longs-métrages programmés, on a pu voir deux work-in-progress de films qui s’annoncent passionnants avec L’Extraordinaire voyage de Marona d’Anca Damian et La Sirène de Sepideh Farsi. Ceux qui suivent ce blog auront peut-être comme une impression de déjà-vu puisqu’on en a déjà parlé plusieurs fois lors de leurs présentations aux derniers Cartoon movie. Mais plus la production avance, plus on voit de nouvelles choses et plus on est convaincu que le résultat sera bon.

     On suit l’aventure de Marona depuis 2016. Anca Damian, la réalisatrice, est connue pour deux films politiques et engagés : Le Voyage de Monsieur Crulic et La Montagne magique, et pour ses expérimentations autour du mélange des techniques. Là elle change d’optique pour raconter l’histoire d’une petite chienne rejetée par différents humains qui cherche simplement à être aimée, mais elle conserve ses expérimentations formelles et, encore une fois, son film semble être le plus beau des laboratoires plastiques. Et, bonne nouvelle, le long-métrage est terminé. Même si nous n’en avons vu que quelques minutes, le résultat semble être à la hauteur. Le travail graphique emmené par Brecht Evens, a l’air magnifique, fidèle aux intentions de la cinéaste et l’histoire émouvante. Le producteur attend des réponses de festivals et on espère qu’ils oseront le sélectionner. Sortie prévue en France pour septembre 2019.

     Idem pour La Sirène, premier long animé de la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi dont on connait plutôt l’oeuvre documentaire et le film de fiction Red roses. Là, elle décide d’adapter avec Javad Djavahery une histoire qui met en scène un adolescent de 14 ans dans la ville pétrolière d’Abadan au moment de la guerre Iran/Irak en 1980. Elle a envie de porter cette histoire à l’écran depuis 2009 et l’animation lui a toujours semblé indispensable au projet, notamment pour la reconstitutions du décor. La cinéaste semble minutieuse à ce niveau, cherchant la fidélité dans les moindres détails, jusqu’aux modèles des véhicules et à certains monuments. L’idée de départ est de s’interroger sur comment être adolescent en tant de guerre lorsqu’on n’est pas soldat, surtout dans une ville qui a été assiégée pendant neuf mois.

     C’est Zaven Najjar qui sera le concepteur graphique et la musique devrait être fidèle à l’esprit de la ville d’Abadan, assez jazzy avec quelques influences africaines. Erik Truffaz et Saeid Shanbehzadeh s’en chargeront. Le projet avance plutôt bien, des changements ont lieu depuis la dernière fois, notamment sur le format passé du 1.85 au Scope. Le scénario est écrit et, là aussi, une bonne nouvelle : le producteur, Sébastien Onomo, a indiqué avoir enfin obtenu l’avance sur recette. Le budget devrait être moins serré et le film entrera en production sous peu. Il mêlera 3D pour les personnages et 2D pour les décors, en conservant les aplats de couleur caractéristiques de l’esthétique de Najjar. On peut espérer une sortie en 2021. Le casting voix est impressionnant. Sont annoncés rien moins que Pierre Niney, Leila Bekhti, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Adjani, Denis Lavant, Simon Abkarian, Roschdy Zem ou Oxmo Puccino.

     Enfin, en guise de clôture, le Carrefour s’est achevé sur un agréable air de déjà-vu et d’autrement avec Ruben Brandt, collector du peintre et artiste visuel Milorad Krstić, un film sorti de nulle-part, sinon de Locarno et d’un esprit déjanté et décalé.

     Vingt trois ans après son ours d’argent du court-métrage à Berlin pour My baby left me – Ours d’or du court remporté par Michaela Pavlatova pour Repete la même année ! – l’auteur revient au cinéma d’animation par la porte du long-métrage. Vu ses œuvres picturales néo-dadaïstes, son attrait pour les nouvelles technologies et son court déjà très orienté fantasmes et cauchemars, on s’attendait à un long expérimental, semi-abstrait, réalisé quasi seul dans un petit atelier. On a eu droit à l’inverse : un film entremêlant 2D et 3D, pour public ado/adulte, narratif, dynamique sur lequel une centaine de techniciens et animateurs ont collaboré. Fait rare pour la Hongrie en animation qui est plutôt présente dans le court-métrage et moins dans le long !

     Polar arty, Ruben Brandt s’amuse de la première à la dernière image sur les faux-semblant, les jeux de double et surtout sur les clichés poussés à l’extrême jusqu’à la caricature : un psychanalyste amateur d’art, un flic collectionneur d’armes, des tourments familiaux, une bande de voleurs de haut vol, des mafieux, des œuvres célèbres et des femmes fatales. Et comme souvent dans ce genre de cas, le film est ultra-référentiel jusqu’à noyer le spectateur dans un déluge d’images, de sons, de mots écrits, qui défilent si vite qu’on peine à les déchiffrer. C’est là son intérêt. Alors que la prises de vues réelles aurait été insupportable, tant le cinéaste joue sur la démesure, l’animation s’y prête davantage. Et si un terme décrirait bien le film c’est « ludique ». Son auteur reprend une méthode de collage, dans le fond comme dans la forme, qu’il va expérimenter jusqu’au bout des idées convenues pour mieux s’en amuser.

     Le premier quart d’heure donne le ton : Paris carte postale, DS et 2CV, le Louvre, des personnages dont les visages semblent tirés de toiles cubistes, ou expressionnistes ou autres, une course poursuite, des chats, des toiles connues, des corps malléables à l’infini, si légers qu’on les dirait dépourvu d’ossature jusqu’au bonhomme plat mais gros, et un train qui nous rejoue les Lumière sans arrêt en gare. On est en terrain connu et inconnu. Impossible pour le réalisateur de ne pas avoir pleinement conscience des codes qu’il utilise, jusqu’à la révélation la plus grosse et grotesque qu’il délaisse quasi au moment où il l’annonce pour passer à la suite. Sans transition.

     L’impression qui en reste est assez similaire à une version animée du Livre d’Image de Godard, présenté cette année à Cannes. Mais, pour Ruben Brandt, avec une trame narrative surjouée la plus classique qui soit. Godard faisait un collage d’images, de sons, de citations d’ouvrages qu’il entremêlait de façon à donner un résultat simili-anarchique et révolutionnaire. A la sortie de la salle, d’aucuns s’extasiaient : « Ah, il cite Ophuls » quand d’autres répondaient « Et Nicholas Ray ! », quand en fait il citait 1001 films et livres. Alors pourquoi un plutôt que l’autre sinon parce qu’on l’a reconnu et à quoi bon ? Le Livre d’image s’en fiche, l’interprétation n’est pas dans l’image fixe mais dans le livre, le mouvement et la sensation de tourbillon de la citation jusqu’à saturation. Et d’ailleurs l’interprétation n’est pas si utile sinon pour ouvrir un dialogue.

     Dans Ruben Brandt, si la forme est à l’opposée du film précité, la manière fait écho. Peintures, sculptures, graffitis et mots sur les murs, films montrés – dont un extrait de My baby left me -, affiches exposées, musiques préexistantes, codes narratifs exhibés, tableaux détournés, jusqu’au glaçon Hitchcock dans un verre de whisky et les plus beaux/pires clichés des villes et des pays. Autour de tout cela, à la façon d’un bel emballage cadeau, la psychanalyse semble là pour dire : « Volez ce que vous désirez, vous avez raison, de toute façon le rêve et la réalité n’existent plus ».

     Le film de Milorad Krstić est une symphonie anarchique, une cacophonie qui tient en haleine ou qui épuisera ou agacera tant elle est rythmée ou décousue ou déjà-vue car elle offre tout sans qu’on ne puisse rien en posséder. Aucune pause pour capter un élément qui serait plus important que l’autre, c’est la totalité qui compte. Jusqu’à cette boucle finale, sur cet animal, métaphore par excellence de la lenteur, l’escargot, comme un pied de nez au spectateur qui aura eu l’impression que ses yeux et ses oreilles ont couru un sprint pendant 1h35. Krstić, en fait, joue avec nous, avec lui-même, avec le public, comme le fait protagoniste du titre. Il se joue également d’une certaine posture d’artiste en allant vers l’industriel en apparence formaté, notamment en proposant un magnifique fourre-tout qui fourmille tellement que rien ne sert de chercher à l’interpréter. Et, pour ceux qui n’en auraient pas assez, on le reverra avec plaisir, pour les détails, quelques clés, ou pour voir un autre film qu’à la première vision. Et ça fonctionne très bien.

     Vivement l’année prochaine !


18 novembre 2018