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Festivals

71e Festival de Cannes (2018) – La famille en question

par Gilles Marsolais

Indéniablement, le Festival de Cannes aura réussi cette année à rehausser la qualité de sa programmation, du moins dans le cadre de sa Compétition officielle. En effet, nombre de films estimables s’y bousculaient, même si aucun ne se détachait vraiment du lot au point de polariser l’attention du public. D’ailleurs, il semble que le palmarès concocté par le jury soit lui-même le fruit d’un compromis. Rien de bien méchant, puisque les films qui s’y retrouvent, interchangeables dans l’échelle des valeurs, méritaient d’être récompensés à un titre ou à un autre, à quelques nuances près.

D’entrée de jeu, on est frappé par l’omniprésence du thème de la famille auscultée sous toutes ses formes et variantes possibles. Ce n’est sûrement pas par hasard si la Palme d’Or a été attribuée à Une affaire de famille / Shoplifters de Hirokazu Kore-eda. On a affaire ici à une famille dysfonctionnelle vivant en marge du système et qui, malgré ses moyens limités, choisit d’héberger une petite voisine maltraitée par ses parents. Avec humour et sans verser dans la mièvrerie, Kore-eda réussit admirablement au fil du récit à mettre en valeur l’humanité de ses personnages, tout en dévoilant la part sombre, les terribles secrets de cette famille élargie, disparate, où chacun compose avec ses propres intérêts. On retiendra les passages illustrant le fait que les enfants doivent apprendre à recevoir de l’amour et la séquence lumineuse à la plage où le père parle de sexualité à son fils. Le réalisateur de Nobody Knows (2004), Tel père, tel fils (2013) et Notre petite sœur (2015) est en terrain connu et, malgré un changement de ton radical, il n’a pas perdu la main pour explorer l’intimité de ce microcosme qu’est la cellule familiale. À la différence notable ici que le film dévoile ultimement un miroir peu flatteur sur le dysfonctionnement même de la société.

Le film de Nadine Labaki, Capharnaüm, qui a remporté le Prix du Jury, s’inscrit lui aussi dans cette mouvance. Son point de départ symbolique : la comparution devant un juge d’un garçon de 12 ans qui attaque ses parents en justice « pour lui avoir donné la vie ». Son fil conducteur : au moyen d’un long flash-back, la caméra alerte suit à la trace dans Beyrouth ce gamin des rues, issu d’une famille pauvre et nombreuse, elle aussi dysfonctionnelle. On comprend vite que ce rebelle refuse, avec raison, son destin misérable tout tracé. Malgré cette prémisse, la réalisatrice de Et maintenant on va où? (2011) évite de se fourvoyer dans le mélodrame. Au gré des pérégrinations du garçon, elle brosse plutôt le portrait d’une société dure, d’une société qui craque de toutes parts, mais aussi avec ses composantes humaines, voire compatissantes à l’occasion. Tout y passe : les conditions de logement atroces, la lutte quotidienne pour la survie, les trafics en tous genres, l’omniprésence des réfugiés et leur exploitation, le racisme, la réalité des sans papiers, le sort peu enviable réservé à la femme soumise à des codes patriarcaux d’une autre époque, etc. Ces aspects sont abordés dans le feu de l’action, comme allant de soi, jamais sous une forme démonstrative, évitant à Capharnaüm d’être un film à thèse. Au total, ce n’est pas tant un film sur l’enfance maltraitée qu’un portrait de société cru et peu flatteur, voire dérangeant, qui pourra déplaire aux personnes insensibles à l’authenticité de ses personnages et des situations qu’ils vivent à l’écran.

Mine de rien, Dogman, le film coup de poing de Matteo Garrone est tout aussi provocant, en empruntant un sentier comparable, mais dans un style plus épuré. À l’image de sa famille disloquée, le décor sinistre dans lequel évolue Marcello, toiletteur pour chiens, est un personnage en soi. L’architecture en mauvais béton de cette banlieue maritime déshéritée du sud de l’Italie suggère que la mafia en est le maître d’œuvre. Certes, on est loin de Gomorra (2008), mais cet environnement, duquel le personnage s’évade par l’imaginaire et par de rares escapades avec sa fille, renvoie l’écho d’une trahison et d’une société en voie de déliquescence. Le film est inspiré d’une histoire vraie survenue en 1968. Petit dealer pour arrondir ses fins de mois, Marcello, un être doux et affable, tombe progressivement sous la coupe de Simoncino, un abruti tout en muscles, un ami d’enfance devenu cocaïnomane et ramené à son animalité, pour qui seul compte désormais le rapport de force. Marcello ira même en prison à sa place, par refus de le dénoncer suite à l’un de ses mauvais coups. Comme il le fait en douceur avec les molosses de ses clients, Marcello le gringalet tentera d’abord de l’amadouer, mais en vain, jusqu’à ce qu’il en arrive à vouloir se faire justice lui-même afin de mettre fin à ses assauts répétés. Le film bascule alors dans l’horreur, qui peut correspondre à la violence des faibles lorsqu’ils sont poussés à bout. Malaise. Mais, au final, se retrouvant seul, il semble se rendre compte de l’absurdité de sa démarche, de l’aspect grotesque de sa vengeance. Il a certes perdu son innocence, mais est-il libre pour autant ? Et où en est l’Italie quarante ans plus tard ? Marcello Fonte a reçu à juste titre le Prix du meilleur acteur.

La liste des films portant plus directement sur la famille pourrait s’allonger indûment, depuis Todos los saben / Everybody Knows d’Asghar Farhadi (le retour d’une femme et de ses enfants dans son village natal en Espagne), en passant par Yomedine de A. B. Shawky (le retour d’un lépreux dans sa famille en Égypte), ou par Sofia de Meryem Benm’Barek (les réactions des membres d’une famille marocaine devant la grossesse hors mariage de l’une des leurs), une belle surprise dans ce cas-ci qui s’est mérité le Prix du scénario à Un certain regard, etc. Mais, bien sûr, Cannes n’avait pas que des films de famille à offrir…

Pour clore en beauté ce coup d’œil complice, saluons plutôt le film de Spike Lee, Blakkklansman / Black Klansman, qui a raflé le Grand Prix du Jury. Son illustration de l’infiltration du Ku Klux Klan par un officier de police afro-américain du Colorado dans les années 1970, via une doublure, est pertinente et jouissive, parce que le réalisateur y dose habilement l’information et l’humour. Là aussi, le film s’inspire pourtant d’une histoire vraie, celle de l’officier Ron Stallworth. Mais, pour éviter de s’embourber dans l’hagiographie ou le film à thèse assommant, Spike Lee s’autorise le droit à la fantaisie en lui faisant infiltrer d’abord les Black Panthers et vivre un flirt peu plausible avec une activiste. Ce qui lui permet de préparer la confrontation (plutôt confuse) entre les deux groupes extrémistes, en écho à la projection d’extraits de Naissance d’une nation de David W. Griffith. Plus fort, entre autres, sont le montage en parallèle du récit du lynchage de Jesse Washington en 1916 et le discours de David Duke, le chef du KKK. En finale, Spike Lee rappelle que le sujet de la haine raciale est toujours d’actualité, en évoquant au moyen d’images documentaires les événements survenus à Charlottesville le 12 août 2017. Décidément, la « famille » américaine a du mal à se recoller.

 


23 mai 2018