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Festivals

Annecy 2014 J-1

par Nicolas Thys

C’est le même rituel depuis peut-être une quinzaine d’années : les premiers avions en papier ont été lancés, la bande-annonce d’avant séance révélée et les premiers « lapins » (morts, cette fois) scandés à l’unisson dans les salles. Le festival d’Annecy a donc bel et bien commencé et avec lui, les premières bonnes surprises. Après l’annonce funéraire d’hier, ce billet sera donc essentiellement heureux, positif et sanguinolent !

Après une bande-annonce de deux minutes (une parodie bien trouvée de massacre à la tronçonneuse annécien et d’yeux crevés), c’est une Invocation signée Robert Morgan qui ouvrait le premier programme de la sélection officielle. Ce film d’un des chantres de l’horreur animée, les plus chanceux avaient pu découvrir ici même en 2013, petite surprise finale lors d’une rétrospective consacrée au cinéaste alors qu’il était membre du jury des longs. Tout en chairs dégoulinantes, il propose une petite réflexion autour de la caméra et de l’œil avec quelques inflexions qui pourraient faire penser au Peeping Tom de Powell en animé et plus pervers encore. Dans un esprit tout aussi rougeâtre, plus étrange encore mais totalement dessiné cette fois, on a retrouvé l’un de nos courts préférés de Clermont-Ferrand cette année : Sangre de la unicornio d’Alberto Vasquez, ses traits simples, mignons et terrifiants, ses aplats de couleurs délavés, sa musique entre le métal et le religieux et son scénario qui a dû être écrit sous l’emprise de stupéfiant et fait de l’homme l’être le plus abominable du monde. Pour le Canada, il serait impossible de passer à côté de Nul poisson où aller de Nicola Lemay et Janice Nadeau, adapté d’un livre illustré par cette dernière et écrit par Marie-Francine Hébert. Le titre est aussi déstabilisant que le film au crayonné si enfantin qu’on pourrait le croire parti vers les dessins animés destinés aux plus jeunes si quelques éléments, au début imperceptibles et qu’on ose à peine remarquer, ne venaient commencer à semer la discorde dans un univers naïf et joli qui tourne à l’horreur. Ce court est une critique intéressante des conséquences de la guerre avec arrestations, massacres hors-champ, humains-oiseaux, longue marche et apparitions fantomatiques qui collent parfaitement à la technique de l’aquarelle utilisée par les auteurs et à la texture très granuleuse, rappelant un papier épais dont on voit des traces qu’on tend à oublier.

Il serait également difficile de ne pas s’attarder sur Moug (Vagues), un long métrage égypto-marocain d’Ahmed Nour dont on comprend qu’il soit hors compétition car il ne contient qu’au plus cinq minutes de dessin animé pour 1 h 05 de cinéma naturel. Son premier intérêt réside dans son sujet : la révolution égyptienne. Aucune tentative réellement historique ici mais plutôt un ressenti, une introspection, un retour sur quelques événements, un désir de partage et une peur de l’oubli, comme si toute trace de ce qui avait eu lieu les années précédentes pourrait disparaitre avec les générations à venir. Son second intérêt vient de son origine car le continent oublié de l’animation en festival, c’est l’Afrique. Difficile de croire que nul n’en fait là-bas même si le réalisme magique dont est empreinte sa littérature pourrait expliquer une certaine préférence pour le cinéma non animé. Ici, alors que le sujet tend vers le réel, plastiquement le cinéaste se tourne vers autre chose, avec une réflexion sur le mouvement comme on en voit rarement et une radicalité dans son approche qui tend à le placer à la frontière de différentes formes.

Les lecteurs d’André Martin, le plus important critique et théoricien de l’animation, se souviennent qu’il clôt son premier et fondamental article écrit en 1952, Dessin animé et pesanteur, en parlant du « génial et indéfendable Tempestaire de Jean Epstein ». Dans ce film marin tourné en extérieur, le mouvement et les expériences sonores sont plus que prégnants notamment à travers l’eau et les ralentis. Peu après, dans un compte-rendu cannois, Martin relate que la seule tentative intéressante autour du mouvement cette année-là vient d’un film de Buñuel que ce dernier a tourné en 23 images secondes. Il place donc le mouvement au cœur de sa pensée et fait de l’animation, qui le décompose et recompose image par image, la plus belle invention pour rendre compte de ses infinies possibilités. Et de manière étonnante, car on doute que le réalisateur ait eu connaissance de leurs textes, les esprits d’Epstein et de Martin se retrouvent dans chaque plan de Vagues, situé à Suez, villes maritimes où les frontières se font et se défont au gré des guerres.

Au moins dans ses deux premiers tiers du film, Ahmed Nour alterne ralentis et accélérés subtils, plans fixes avec apparitions d’animaux au mouvement saccadé et il offre certaines des plus belles surimpressions de ces dernières années avec l’association d’un tourbillon et d’une marche humaine en arrière-plan. Le tout est agrémenté de dessins sur ordinateur peu fluide comme si le réel ne pouvait suivre sa marche naturelle et l’animé se permettre un quelconque réalisme. Tout est tourné vers la mort, les espoirs déchus, un futur incertain et un mouvement bancal. L’eau, avec elle son mouvement perpétuel, ses allers et retours et ses déclinaisons éternelles sont le moteur du film tout comme l’est ce regard de bébé qui survole autant le film qui défile et celui à venir, qui reste à faire.

Si Vagues serait parfaitement à sa place dans un « Off-limits » du long, il mérite bien plus son titre de film d’animation et sa présence à Annecy que certains films entièrement dessinés par ordinateur mais dont les intervalles, moments clés où intervient la prise de conscience du mouvement, sont désormais automatisés. Ceux-ci quittent l’animation pour une autre forme de cinéma quasi automatique, machinal, comme l’est le plus souvent le cinéma numérique actuel.


10 juin 2014