Annecy 2015 jour 1 : Hier on célébrait les morts ; aujourd’hui, place aux vivants !
par Nicolas Thys
Les courts métrages de Florence Miailhe parcourent avec bonheur les festivals depuis déjà plus de 20 ans et c’est donc très logiquement qu’elle a reçu un Cristal d’honneur, après Bruno Bozetto en 2013 et Isao Takahata en 2015. C’est une manière agréable de célébrer l’importance des femmes dans le cinéma d’animation et de mettre en avant un travail singulier à base de peinture et de sable. Mais connaissant déjà son œuvre, qui est aussi une des plus commentées, nous avons préféré nous réfugier dans des séances plus axées sur la découverte. Notre première journée a été marquée par la découverte de Stacey Steers, un premier programme de courts métrages en compétition et la projection du Prophète de Roger Allers et neuf autres cinéastes : Michal Socha, Nina Paley, Joann Sfarr, Joan Gratz, Bill Plympton, Tomm Moore, Mohammed Saeed Harib et Paul et Gaetan Brizzi.
Dans le catalogue du festival, Marcel Jean décrit Stacey Steers comme « le secret le mieux gardé du milieu du cinéma d’animation ». Nous ne sommes pas loin de le penser, même si elle est encore secrète d’abord parce qu’elle ne fait pas totalement partie de ce milieu. À l’image de Robert Breer, Jeff Scher ou plus récemment Virgil Widrich, si elle réalise ses films image par image de manière traditionnelle, ceux-ci lorgnent avant tout du côté du cinéma expérimental et elle est finalement bien plus présente dans les galeries ou sur la scène « underground » que dans les circuits habituels de l’animation. Il n’y a qu’à voir Watunna, son premier film, pour s’en rendre compte. Réalisé en 1990 et inspiré de la mythologie des Indiens Yekuana du Vénézuéla, il a la particularité d’être narré par Stan Brakhage, l’un des cinéastes les plus importants du 20e siècle, dont une bonne partie des 300 films pourrait figurer dans la sélection Off-limits du festival d’Annecy tant ils s’intéressent aux frontières du réel et possèdent les caractéristiques majeures du cinéma d’animation. Pourtant, tout dans Watunna aura pu guider Steers sur le chemin de l’animation : elle l’a dessiné seule, à la main, à raison de huit images par seconde, et il s’agit davantage d’une « improvisation » — elle ne fait jamais de storyboard et laisse son esprit vagabonder au gré des idées, simplement mue par un léger film narratif — tout se joue dans l’appropriation d’un mouvement spécifique, autour de métamorphoses dessinées, épurées où les couleurs rappelle sans cesse la terre d’où viennent ses personnages.
Après Watunna, Stacey Steers change peu à peu de registre dans ses trois films suivants. Totem reste un dessin animé coloré à l’encre et à la gouache, d’abord construit autour de jeux de lignes et de transformations multiples, et il explore de manière onirique notre relation au monde animal dans un abécédaire aussi fou que poétique. Les images instables montrent la fragilité du règne animal et la relation quasiment perdue qui s’était tissée entre l’homme et le non humain. Elle aura mis neuf ans à le réaliser. Ses deux films suivants, Phantom Canyon et Night Hunter, quittent le dessin et la couleur afin de pénétrer un univers bien plus mystérieux, sombre et angoissant. La réalisatrice dit elle-même que son travail part d’un paysage qui lui vient en tête, d’une atmosphère de départ dans lequel elle va construire ce qui pourrait s’apparenter à un récit. Mais dans l’un comme dans l’autre, le récit est à la frontière du surréalisme et du dadaïsme et lorgne clairement vers Alice au pays des merveilles, tant les personnages sont projetés dans des ambiances où n’importe quoi pourrait advenir.
Dans Phantom Canyon, elle reprend des photogrammes réalisés par Muybridge, ce qui n’est pas innocent et lui permet d’opérer une réflexion autour du mouvement premier du cinéma et de la décomposition des images, qu’elle va découper et animer autour de dessins proches de la gravure, mais qui pourraient tout aussi bien être issus de n’importe quel magazine. On pense à certains films de Lenica et Borowczyk, la portée politique en moins dans la manière qu’elle a d’agencer des images incongrues et de faire pénétrer le spectateur dans un univers aux relents macabres. L’animation est hachée, mais toute fluidité aurait de toute façon nui au projet : il faut percevoir la fébrilité du mouvement, l’impossibilité d’un tel monde, l’impénétrabilité de ce qui n’est plus qu’un rêve déchu dans lequel toutes les associations les plus bizarres peuvent être envisagées. Night Hunter est légèrement différent. Tout aussi sombre, on a plutôt l’impression de voir La Nuit du chasseur de Charles Laughton revisité par Harpya de Raoul Servais, et la présence d’une très jeune Lilian Gish qui se transforme peu à peu en oiseau pondeur. Stacey Steers interroge une nouvelle fois les relations entre différents types d’imagerie : le cinéma, la photographie, le dessin, la gravure… Cette fois on quitte Muybridge pour Griffith, souvent considéré comme le créateur du langage cinématographique classique, c’est-à-dire un précurseur pour un autre, un type de récit pour un autre. Lilian Gish fût l’une des égéries de Griffith et, même si Steers découpe et anime des photographies tirées de ses films, elle les transforme afin de réfléchir sur différents niveaux de réalité, entre ce qu’on perçoit, qui nous ressemble et nous met mal à l’aise. Elle installe aussi un subtil jeu de couleurs, avec des taches rouges ou vertes, dessinées à même l’image et déstabilisant davantage encore le spectateur qui perd tous ses repères temporels et spatiaux.
Ses films ont certes davantage parcouru davantage les festivals de films indépendants ou expérimentaux que ceux consacrés à l’animation (malgré une sélection à Zagreb ou Anima Mundi au Brésil), peut-être parce que chacun de ses films a été également exposé sous forme d’installation, mais Stacey Steers mérite d’être découverte, vue et étudiée comme une animatrice à part entière.
Nous avons également pu voir la première sélection de courts métrages en compétition et l’impression générale qu’ils nous ont donnée est d’être incroyablement bavards. Cinq films sur les huit reposaient en effet sur une voix off. Celle-ci est souvent problématique et dénote un manque de confiance des cinéastes en la puissance poétique et esthétique de leur travail. Avoir besoin du son est une évidence puisque celui-ci contribue à créer et à dessiner un univers. Mais la voix off a plutôt tendance à détruire cet univers ou à en atténuer la portée, à donner au spectateur une impression de facilité ou à le sortir du film. Elle pose plusieurs questions. Celle de l’adaptation déjà. Adapter n’est pas reproduire et quand le texte est issu d’un ouvrage, célèbre ou non, il est souvent utile de s’en débarrasser. Postindustrial, le poème bulgare de Boris Pramatarov, en est un bel exemple : on écoute la voix, on lit le poème sous-titré, on regarde les images, mais la concentration requise pour faire les trois en même temps ne permet pas de suivre au mieux le film. Pourquoi se sentir obligé de nous le faire entendre ? La force poétique de son animation était largement suffisante. Il aurait mieux valu s’inspirer du poème pour créer une nouvelle œuvre dessinée que de rehausser le film d’un texte, certes beau, mais qui pèse sur l’ensemble. Il aurait pu à la rigueur débuter ou terminer son film par quelques vers et laisser le mouvement de l’animation faire le reste. On a eu le même genre d’impression avec The Guardian d’Alessandro Novelli. Il s’agit cette fois d’une fable célèbre où un homme passe sa vie à se demander ce qui se passe de l’autre côté d’une porte. Le film est plein d’idées intéressantes, les images s’entrechoquent, mais elles sont totalement disparates, sans véritable lien sinon le texte en voix off. La voix fait le lien, mais, sans elle, l’œuvre est plate et on a l’impression d’assister à une simple illustration.
Les trois autres films, Amélia & Duarte d’Alice Guimaraes et Monica Santos, Teeth de Daniel Gray et Tom Brown, et Ernie Biscuit d’Adam Elliott ne sont plus des adaptations, mais on peut se demander jusqu’à quel point la voix off est nécessaire. Dans les deux premiers, elle raconte une histoire qui n’est finalement guère plus qu’une mise en image. Elle est si présente qu’elle plombe le film, car les cinéastes ne font pas dans la demi-mesure : ils parlent, parlent et parlent. On pourrait fermer les yeux et les écouter, cela reviendrait au même. Nous n’avons pas ici la création d’un monde dans lequel la voix pourrait agir, introduire ou conclure, mais la primauté de la voix sur tout le reste. Amélia & Duarte est une histoire d’amour en pixillation. Difficile de ne pas se souvenir du magnifique Luminaris de Juan Pablo Zamarellla qui racontait également une romance à l’aide de la même technique, mais cette fois sans un mot. Dans Teeth, histoire d’un homme obnubilé par ses dents, l’image ne sert qu’à rajouter un certain malaise. Mais à quoi bon ? Seul Ernie Biscuit d’Adam Elliott diffère un peu. On pourra aimer ou non le film, mais au moins la voix remplit ses objectifs : d’une part elle n’intervient pas dès le début, mais uniquement lorsque parler s’avère utile puisqu’elle donne la parole à un homme muet et, d’autre part, elle crée un contrepoint entre un récit très limpide et fleur bleue à la Amélie Poulain (Jeunet est au générique) et un rendu graphique où le laid et le grotesque priment, un style quasiment baroque voire expressionniste et une animation très peu réaliste, fluide, mais minimale.
La voix off peut-être donc utile, mais elle est rarement un gage de qualité, car, bien trop souvent, les auteurs oublient qu’il ne faut pas enchaîner les images en mouvement aux mots. Elles ont besoin de leur propre liberté, de s’exprimer par leurs propres moyens et si les mots peuvent parfois leur apporter une aide, elle doit rester minimale sinon à quoi bon ? On a eu la même impression en voyant l’adaptation du Prophète de Khalil Gibran qui a ouvert le festival d’Annecy. Le film n’est pas une réussite, mais, contrairement au Petit Prince de Mark Osborne qui est une trahison de Saint-Exupéry, c’est une bonne adaptation. L’ouvrage est inadaptable de nature : il s’agit d’un poète sur le départ qui répond aux questions de son peuple. Des mots et rien que des mots. Il a donc fallu créer un habillage pour que l’histoire soit viable pour un large public et la bonne idée fut de demander à plusieurs cinéastes importants de mettre en image les courts récits philosophiques de ce prophète. Reste que les auteurs du film n’ont pas réussi à se séparer du texte d’origine : ils l’ont repris mot pour mot et l’entendre (parfois chanté pour ajouter un peu de pop mielleuse sur l’ensemble) sur les images, affaiblit la portée de ses dernières qui auraient pu être des moments de pause et auraient dû se suffire à elle-même, d’autant que ces passages sont souvent réussis.
C’est peut-être également pour cela qu’on a tant aimé Les Autres Rives de Vasiliy Chirkov, une courte animation russe brumeuse, impénétrable et surtout complètement muette et toute en éléments découpés. Le récit est obscur, quasiment élégiaque et laisse le spectateur libre de se faire sa propre interprétation. On peut y trouver des réminiscences du brouillard de Norstein comme de certains éléments de Jerzy Kucia, de même qu’on sent Chirkov inspiré par une certaine lenteur et pesanteur propre à des cinéastes comme Sokourov ou Tarkovski. Certes, il est un peu trop référentiel et c’est là l’un de ses principaux défauts, mais il reste d’une grande beauté. Et on a surtout l’impression que les rivages qui appellent les habitants de ce purgatoire gris et terne où les hommes ne sont plus que leur âme, dépourvus de corporéité, sont plus proches des enfers que d’autre chose. Il s’agit d’un premier film, on espère qu’il y en aura d’autres.
Demain, on continuera dans les courts métrages, mais on ira surtout fêter le grand retour de Spike and Mike au festival d’Annecy !
16 juin 2015