Berlinale 2020 – Blogue no. 1
par Aude Renaud-Lorrain
Deux anniversaires sont soulignés en 2020 : les 70 ans de la Berlinale, alors que la première édition avait lieu en 1951 et les 30 ans de la réunification allemande. Bien que les chiffres ronds soient à l’honneur, rien ne tourne tout à fait rond alors que deux jours avant le début du festival paraît l’annonce de la suspension du Prix Alfred Bauer pour cause d’investigation. Un jour après, ce sont les deux fusillades de Hanau qui ébranlent le pays et le festival prévoit une minute de silence durant la soirée d’ouverture.
Bien sûr que l’Allemagne est loin d’avoir le monopole de la haine xénophobe, mais l’histoire du pays rend tout particulièrement inquiétant un mouvement qui semble prendre de l’ampleur. De surcroît, les politologues et historiens se questionnent sur les réussites et échecs de la réunification de 1990, alors que l’AfD (Alternative für Deutschland, parti d’extrême droite) obtient des pourcentages plus élevés en ex-Allemagne de l’Est qu’à l’Ouest.
Je n’en oublie pas le cinéma! Mais, puisque je ne crois pas qu’il existe un film (ou un texte) entièrement apolitique, je ne peux nier que mes choix de films et ma lecture de ceux-ci, aujourd’hui même et au courant des prochains jours, seront teintés par l’air âpre du temps.
Heureusement que Carlo Chatrian, directeur artistique du festival, est venu adoucir ce début du festival, par son texte concis et juste, nous rappelant qu’« à une époque où le moi prend de plus en plus d’importance en termes d’idéologie, de religion et en tant que garant de l’identité, nous ne devons pas oublier que, contrairement à la publicité, les images cinématographiques font appel à une communauté. » Cette communauté dans un festival de films est internationale, rafraîchissante et plus souvent réjouissante que blasée par l’art et la politique, bien que parfois, un peu quand même…
Swimming Out Till the Sea Turns Blue (Yi zhi you dao hai shui bian lan), le film de Jia Zhang-ke, n’a pourtant pas éliminé l’âpreté qui m’était restée en bouche, tout au contraire. Malgré la beauté de son titre, c’est un film pamphlétaire en l’honneur du peuple chinois, un peuple de héros acharnés et courageux, bâtisseurs de la Chine d’aujourd’hui, mais passant sous silence le revers de la médaille et les atrocités de la révolution abordées dans d’autres films, comme Les âmes mortes de Wang Bing (2018). Le film s’ouvre sur un chant patriotique, puis on nous fait contempler des sculptures honorant le travail collectif des villageois, les visages ridés des aînés sont ensuite filmés avec douceur, et s’ensuivent des éloges de l’unité du peuple et de la famille. Plans innocents à première vue, ils deviennent grinçants après deux heures d’entrevues avec des écrivains contemporains, dont les propos ne remettent pas la politique actuelle en cause, quand on s’est souvenu que le réalisateur a été nommé en 2018 député de l’Assemblée nationale de la République populaire de Chine. Que la critique ne soit pas directe, nous le comprenons très bien, mais elle ne semble pas même insinuée.
Un des écrivains racontant son histoire, Yu Hua, ne laisse cependant pas indifférent. Il raconte la difficulté qu’il avait, dans son jeune temps, de trouver des livres bannis et, comment lui et d’autres passionnés de littérature s’échangeaient clandestinement des livres dont les couvertures avaient été arrachées (et même parfois des sections entières) rendant impossible l’identification des auteurs et des titres. C’est alors qu’il jouissait du plaisir de la lecture, dépourvu de toute vanité liée à la connaissance, et qu’il complétait une histoire tronquée par sa propre imagination. Malgré ce bref moment nous arrachant un sourire, le retour vers les larmes du peuple, bien que sincères, nous laisse méfiants.
Après cette absence de remises en question, Malmkrog de Cristi Puiu, un film de 3 heures 20 minutes, nous charme par ses questionnements incessants et sa dialectique austère. Ici, bercées par Schumann, Bach et Schubert, l’histoire et la philosophie (basée sur les textes du philosophe Vladimir Soloviev) servent de critique au présent. Deux lieux sont filmés de façon entrecroisée, l’intérieur d’une demeure d’aristocrates russes, où presque l’entièreté du film se déroule, et l’extérieur de cette même demeure, où deux plans seulement sont filmés. Ces deux points de vue sont en continuité géographique, mais la continuité est moins évidente en ce qui concerne la temporalité, avec laquelle le réalisateur joue, déroutant le spectateur et lui faisant douter d’une scène dramatique qui survient au milieu du film. Scène qui aurait dû être un tournant narratif, mais qui, très mystérieusement, n’en est pas du tout un. Dans cette demeure coupée du monde, une sorte de tour d’ivoire, le film se développe sur six chapitres qui se terminent par un lent fondu au noir et s’ouvrent par une lente ouverture de diaphragme, rappelant de façon comique le mouvement des paupières lourdes lorsqu’on s’endort et lorsqu’on se réveille, ce qui risque d’arriver au spectateur au moins une fois dans le film.
Les invités et les hôtes, entourés de leurs serviteurs étrangement attentionnés et méticuleux, discutent du présent et de l’avenir de l’Europe. Ils débattent des dangers du séparatisme régional, du populisme, de solidarité européenne, de préoccupations universelles, de pacifisme, de désacralisation de l’armée, du diable, et aussi de l’obligation des êtres humains de faire preuve de politesse. Pour ajouter à l’effet comique, le spectateur se sent visé par cette obligation de politesse, lorsque le plaisir de la dialectique fait tranquillement place à une opacité certaine et à beaucoup de doutes, alors qu’il reste sagement assis sur sa chaise, déterminé qu’il est à en voir la fin.
Après plus de trois heures, alors que nous perdons le fil et, de ce fait, notre politesse de spectateur, l’hôte Nikolaï rejoint le groupe et dit : « Je voudrais que l’on revienne sur notre conversation pour éviter tout malentendu ». C’est alors que la salle s’exclame à la fois de plaisir et de désespoir! Le film, malgré son aridité narrative, est magnifique par ses compositions de cadres, et riche de raisonnements. Ceux-ci, même datés par un colonialisme et un européocentrisme irritants, font directement écho à notre contemporanéité politique et sociale, nous rappelant que l’histoire de l’humanité peut prendre différentes directions, la meilleure ou la pire, et que ces polarités, pour ajouter à la complexité du problème, ne sont en aucun cas consensuelles. Faudrait-il débattre jusqu’à en arriver à un consensus ? Est-ce par le dialogue que la solution sera trouvée ? Ou allons-nous mourir avant ? Cristi Puiu ne nous apporte, bien entendu, aucune réponse.
Pour éviter de terminer avec cette vision fataliste, il serait plus exact de conclure avec, à nouveau, une phrase de Carlo Chatrian : « Le cinéma n’offre pas quelque chose à acheter, il nous laisse avec des doutes ».
22 février 2020