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Bilan – 17e Sommets du cinéma d’animation

par Pierre Chemartin

Première partie

La toute dernière édition des Sommets s’est terminée dimanche dernier. Coup de bourdon. En guise de clôture, un bouquet final, le très beau Chris the Swiss d’Anja Kofmel, portrait et documentaire où se mêlent images d’archives et animation, et un très beau spectacle autour d’une version magnifiquement restaurée de Gertie the Dinosaur (1914). Ce monument de l’histoire de l’animation, mis au point par le bouillonnant cartooniste et vaudevilliste Winsor McCay, était présenté comme le clou d’un numéro de music-hall. À la fin de cette remarquable performance, le comédien Stéphane Crête, interprétant McCay, convoquait Gertie, une créature aussi sympathique qu’énorme, et lui demandait de lever une patte, puis une autre, puis de ne pas faire de mal à un pauvre mammouth. Gertie est un jalon important de l’histoire d’animation parce qu’il est à l’origine de nombreux tropes du cinéma d’animation ou du cinéma fantastique. En raison de son esprit foutraque et inventif, ainsi que de l’incroyable qualité de sa facture, ce film plus que centenaire force toujours le respect. Ce bel hommage avait donc de quoi marquer les esprits.

Cette dernière édition recelait, comme toujours, de belles perles. Certaines œuvres pouvaient même faire penser à Gertie the Dinosaur. Ainsi, notamment, du film de Patrick Bouchard, Le Sujet, lointain écho du film de Winsor McCay —non, je n’exagère pas—, dans lequel le créateur, se déplaçant à la manière d’une poupée mécanique, oscule un alter ego inerte, réplique grandeur nature du cinéaste allongée sur un établi aux allures de table de dissection. Comme toujours, dans le cinéma de Patrick Bouchard, on est frappé par l’attention aux détails, notamment en ce qui a trait aux surfaces des choses. Le corps du sujet s’ouvre alors et, de la masse de ses chairs, émergent tout un tas d’appareils et d’engrenages, un projecteur, montrant d’étranges émulsions de couleur, et même un manège. Patrick Bouchard a troqué le fouet de Winsor McCay pour une trousse à outils. Mais entre Gertie et son maitre, entre le Sujet et Patrick Bouchard, se nouent des liens similaires, l’infinie complexité des rapports entre l’artiste et sa création, objet sur lequel se projettent les désirs, les espoirs ou les fantasmes — qu’importe le terme — du créateur, à la manière de Pygmalion et de sa sculpture.

Le touchant Son of the sea de l’iranien Abbas Jalali Yekta rappelle cette forme de dialogue entre un univers et un autre, entre le photographique et le graphique. Le film évoque le rapport entre un père, en prise de vue réelle, et un enfant défunt, prenant la forme de dessins. Candide, l’enfant sautille sur les murs d’un appartement sous les regards de parents dévastés par le deuil. La très belle finale — difficile à décrire en quelques mots —, était l’une des plus fortes des Sommets. On voit donc jusqu’à quel point cette filiation entre l’animation d’aujourd’hui et l’animation d’hier reste visible.

Fort différent dans la forme, un film tout à fait inoubliable a marqué cette rencontre. Mais un oiseau ne chantait pas de Pierre Hébert et du violoniste Malcolm Goldstein. Une œuvre d’une beauté hypnotique et vibrante qui tranchait avec le reste de la compétition. Si on se prend à penser à Gertie et au Sujet, c’est parce qu’on ne sait jamais très bien, en voyant le film —c’est souvent le cas dans la production de Pierre Hébert— si c’est la musique qui fait l’image, ou si c’est l’image qui fait la musique. Ce dialogue ludique prend la forme de papillonnements et de tressautements de couleurs et de sons. On se prend à penser, de loin en loin, à une nuée d’étourneaux dans un ciel changeant. Les coups d’archet et les coups de trait se répondent presque mécaniquement, comme dans un miroir. Ce tête-à-tête évoque presque la toute dernière image du Sujet de Patrick Bouchard, où le Sujet devient le créateur, et le créateur devient le Sujet.

Toujours sur le mode du dialogue, les pensées et souvenirs croisés d’un couple d’amoureux, dans le superbe film — le plus beau de la compétition internationale —, Per tutta la vita, de Roberto Catani. L’œuvre est un flux de conscience qui se déroule comme une pelote de laine. Énigmatiques et envoutantes, les images se dévoilent les unes après les autres, comme dans un songe, tout en brossant un tableau familier, un passé lointain, irrémédiablement résolu — celui de l’enfance ou de la jeunesse — et qui, pourtant, affleure toujours, à la surface de nos souvenirs. L’habillage sonore du film était sans doute l’un des plus réussi, parce qu’il captait parfaitement l’esprit étrange et nostalgique — on pense à l’œuvre de Giorgio De Chirico —, sans toutefois l’éclipser, comme ce peut être le cas dans certaines œuvres sur-sonorisées. Les œuvres qui expriment un tel degré de délicatesse et de douceur sortent toujours un peu du lot. Pour toutes sortes de raisons, comme c’est aussi le cas en peinture ou en illustration, la technique joue pour beaucoup dans le caractère poétique d’une œuvre d’animation. L’aspect un peu particulier de certaines techniques ou de certains procédés — en raison, notamment, du caractère malléable de la matière, de ce que l’on devine le travail de la main, etc.—, apporte beaucoup à l’esprit organique de l’œuvre.

Comme pour beaucoup de chefs d’œuvre de l’animation, la teneur éminemment poétique de Per tutta la vita est indubitablement liée à sa facture organique. Quelques autres films sortaient du lot pour cette raison, en particulier Étreintes de Justine Vuylsteker et La Chambres des filles de Claire Brognez. Les deux films ont la particularité d’aller directement à la rencontre des corps et d’emmener les spectateurs dans un ailleurs familier et intime. Les jeux de matière, tout en permettant de créer une certaine distance avec cette intimité, expriment avec simplicité, sans entrave aucune, des choses que les mots seuls ne pourraient pas exprimer. Bien d’autres films, lors de ces Sommets, avaient un fort caractère sensible et organique, mais aucun ne recourrait aux techniques de l’écran à tête d’épingle ou aux figurines. Signalons aussi Five minutes to sea de Natalia Mirzoyan, à la fois très simple et très fort — c’est l’un de nos coups de cœur —, où une petite fille, en bord de mer, contemple les baigneurs tout autour d’elle, bouillonnant d’impatience à l’idée de retourner à l’eau. L’image, par une série de très belles transformations, nous permet d’adopter un point de vue d’enfant, labile et fuyant, mercurien.

Deuxième partie

Il est intéressant de voir que Raymonde ou l’Évasion verticale, le très beau film de Sarah Van Den Boom —dont le sujet rappelle superficiellement celui d’Étreintes et de La Chambres des filles—, opte pour une facture un peu plus lisse et une narration un peu plus transparente que les films discutés jusqu’à présent. La mise en scène et les décors sont ébouriffants. Ce récit animalier oscille entre le fabliau et le conte à la Marcel Aymé. La finale en queue de poisson laisse quelque peu circonspect, parce que le film change très rapidement de registre —le conte bucolique et guilleret se change soudain en drame puis en conte fantastique. Et l’aspect presque inquiétant des dernières images de bouleverser complètement l’idée que l’on s’est faite du film.

Signé David Fine et Alison Snowden, Animal Behaviour met en scène, à l’instar de Raymonde, un petit groupe d’animaux anthropomorphiques — lointaine tradition du cinéma d’animation, héritée du conte et du merveilleux — dans une thérapie de groupe virant à la cacophonie. Parti bredouille des Sommets, cette production de l’ONF a pourtant beaucoup plu au public. Très bien écrit, le film n’échappe pas à la caricature. Réconfortant et maternel, un pitbull joue les thérapeutes, alors qu’une sangsue et une menthe religieuse se querellent au sujet de leur relation de couple. Survient alors un gorille, hostile indocile, qui se met à rabrouer violemment les autres patients pour leur manque de jugeote ou leur trop grande sensibilité. La salle riait là aussi aux éclats. Les Sommets ne manquent jamais de films amusants et intelligents, mais les vraies réussites, comme Animal Behaviour, ne sont pas si nombreuses. Du reste, comme c’est souvent le cas en animation, les films sont parfois plus appréciés pour leur étrangeté poétique que leur humour. La qualité de certains films d’animation — on peut penser à Flood de Malte Stein, à Room de Michal Socha, ou à A Demonstration of Brilliance in Four Acts de Lucija Mrzljak et Morten Tšinakov — reposaient sur un univers décalé et bizarre. Parmi les films visuellement les plus surprenants et les plus ambitieux des Sommets, A Demonstration of Brilliance est aussi l’un de ceux qui a le plus amusé le public. Cette production estonienne — Priit et Olga Pärn ont participé à la réalisation du film, tout comme Kaspar Jancis, dont on avait vu, il y a quelques années, un film intitulé Piano, similaire à Demonstration of Brilliance — est une pièce en quatre actes, avec un chœur de quidams, anonymes et inquiétants, poussant un homme et une femme jusque dans leur dernier retranchement. Dans une veine surréalisante et absurde, et par des détours pour le moins tordus, le film ne parle que d’amour fou. La finesse et la drôlerie de l’œuvre reposent sur d’infimes détails. Un homme à deux têtes lit le journal. Derrière lui, le portrait d’un poisson, coupé en morceaux. Un poteau manque de tomber sur un groupe de gens. Des oiseaux le redressent, etc., etc.

Ce panorama ne serait pas complet sans quelques coups de cœur. Selfies, du Suisse Claudius Gentinetta, est une suite ininterrompue de selfies, classés par thèmes, alignant des portraits avec un cynisme consommé. Selfies de vacanciers heureux, à la plage, selfies de réfugiés émaciés, devant leur embarcation, selfies d’amoureux enlacés, de femmes enceintes, de malades, etc. Le défilement quasi stroboscopique de ces images, avec l’effet d’accumulation inexorable d’images hyper typées, vues mille fois, a quelque chose de tout à fait dérageant. Projet fascinant, donc. Brexicuted, de Chris Shepherd, est une caricature féroce de brixiters impénitents, sur le mode du reportage télévisé, partageant leur sentiment de fierté —mais on sent poindre la confusion et la peur —, au sortir du référendum signant la sortie de l’Angleterre de l’Union Européenne. Film moins ambitieux et plus modeste mais néanmoins très drôle et d’une actualité brûlante.

La nuit des sacs plastiques de Gabriel Harel nous a très agréablement surpris. Comme Animal Behaviour, il s’agissait de l’un des films les plus cohérents et les mieux écrits des Sommets —ce pastiche marseillais de La Nuit des morts vivants tourne à la farce tragicomique puis, dans une finale incroyable, en une sorte de délire cosmique. Visuellement, le film est conçu dans un noir et blanc très accrocheur. De prime abord, les deux personnages centraux frisent la caricature, mais le film est plein de surprises, et l’on devine au fur et à mesure les tenants de leur relation. Au beau milieu de la nuit et des brouillasses, une femme en complet retrouve son ancien conjoint dans un bunker abandonné. Bouleversée, elle le découvre animant une soirée rave, pathétique, bedonnant et indifférent. Sans crier gare, des sacs plastiques attaquent les humains en les dévorant un à un. Le film finit sur une impressionnante —et pour tout dire, très amusante— vision, sorte d’ascension religieuse d’angelots/mini sacs plastiques digne d’une coupole italienne.

Un dernier mot, enfin, sur deux films très touchants, Je sors acheter des cigarettes d’Osman Cerfon et Roughhouse de Jonathan Hodgson. Là aussi, comme pour d’autres œuvres mentionnées dans ce billet, on voit que l’écriture joue pour beaucoup dans la qualité du film d’animation, qui ne saurait toujours se contenter de ses gimmicks techniques ou poétiques. Visuellement impressionnants, l’un et l’autre ne devraient pas passer inaperçus, même si le trait semble moins virtuose ou personnel que, mettons, dans La nuit des sacs plastiques ou A Demonstration of Brilliance. Le film d’Osman Cerfon parle d’un père manquant, probablement parti acheté des cigarettes —si, si, il paraît que ça arrive—, terré dans la mémoire d’un jeune garçon immature et indolent et de sa sœur, qui compense cette perte par un comportement agressif et compulsif. La triste vérité lui saute au visage, crue et violente, dans une très belle finale.

De son côté, Roughhouse est une histoire personnelle autour d’un groupe de jeunes gens désœuvrés, amis de toujours, partageant un appartement pouilleux. Roughhouse montre comment l’amitié finit par se déliter, comment l’énergie de groupe, travaillée par toutes sortes de dynamiques — la jalousie, le narcissisme, l’indifférence, l’argent, etc—, est à l’origine de d’innommables abus. L’un des amis, incapable de payer son loyer, subit une sorte de mise au banc. Tragique, cette œuvre est conçue dans de belles tonalités, évoquant une Angleterre hivernale, froide et triste, avec des effets de transparence et un crayonné tout à fait saisissants. On se prend à espérer que ces quelques films rencontrent, eux aussi, tout comme les films primés lors de ces derniers Sommets, le succès qu’ils méritent.

Illustration : Per tutta la vita de Roberto Catani


29 novembre 2018