Cannes 2013. Jour 1.
par Philippe Gajan
L’ouverture à Cannes? Il faut bien le dire, Cannes est peut-être le seul festival au monde dont le film d’ouverture est le film le moins important de tous. Qui s’en souvient en général? Et le Gatsby ne devrait pas faire exception. Déjà sorti en Amérique du nord, le film, moins « mauvais » probablement que certains ont bien voulu le dire ou qu’on pouvait l’appréhender fera office de pourvoyeur de tapis rouge (Leo, Tobey Maguire, Carey Mulligan…) et est globalement inoffensif mais pas forcément désagréable. Clinquante mais à la hauteur d’une représentation des années folles de la prohibition (les « roaring twenties »), la méthode Baz Luhrmann qui consiste à aligner des scènes vidéo-clippées dopées par une bande annonce pop (ici Jay-Z, Beyoncé, …) fonctionne ici, déployant un faste nouveau riche bien adapté au sujet (kitsch mais pas trop). Adapté, c’est le mot, car l’adaptation du grand roman de Fitzgerald s’avère très fidèle, respectant notamment l’ambiguïté fondamental de Gatsby, ce jeune homme né dans la misère et qui s’élèvera au sommet, loup parmi les loups. Enfin presque au sommet, puisque l’aristocratie des vieilles familles ne le reconnaîtra jamais comme l’un des leurs. C’est un peu toujours la même histoire, les liens du sang contre les parvenus, les revers du rêve américain. C’est le Titanic bis de Leo, habité mais pas trop, qui dans ce mélo nous joue une autre histoire de la lutte des classes. Mais c’est moins fort que l’épique Gone With The Wind ou, plus proche de nous, du crépusculaire The Age of Innocence. C’est surtout moins fort que Fitzgerald…
Bref, l’histoire de ce début de festival, ce n’est pas Gatsby, non, c’est beaucoup plus le malaise du cinéma français pourtant représenté par pas moins de 33 films dont nombre de premiers ou deuxième films.
Et c’est surtout le nouveau film d’Amat Escalante (Sangre, Los Bastardos), véritable coup de poing qui vous retourne l’estomac pendant 1h30. Littéralement, viscéralement… Abandonnant le grotesque du très réussi Sangre, ou la stylisation outrancière (plans étirés à l’extrême, irruption de violence aiguë) du plus indigeste Los Bastardos, celui qu’on aurait pu classer à l’époque quelque part entre le Reygadas de Batalla en el cielo et le Joao Pedro Rodriguez de O Fantasma, revient avec un film sec, sans concession aucune et d’une précision chirurgicale sur un état de société en pleine déliquescence, illustré par le destin tragique de Heli, jeune mexicain sans histoire et de sa famille. Comme dans ces deux précédents films, les protagonistes baignent dans une sorte d’hébétude, conséquence de l’impuissance absolue à laquelle la guerre des narcos et la corruption de leur société les condamne. Et si la violence, les irruptions de violence sont bien présentes à l’écran (tortures, exécutions sommaires), elles nous renvoient à la fois métaphoriquement et directement à un hors champ politique encore plus terrifiant. Comme chez Reygadas (qui coproduit avec Escalante le film), le mal absolu règne en maître et le fantôme du Bunuel de Los olvidados plane lugubrement. Mais contrairement à ses deux précédents films, Escalante clôt Heli par une séquence où une faible, oh si faible, lueur d’humanité semble encore subsister. Ce n’est pas de la résistance loin s’en faut, mais peut-être de la résilience. Il faudra s’en contenter. En tout cas, toute une entrée en matière pour un festival riche de promesses.
24 juin 2013