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Festivals

Cannes 2013. Jour 4.

par Philippe Gajan

Le Démantèlement, Sébastien Pilote et la fin d’un monde

Pendant plus d’une heure, le film impressionne, dans les deux sens du mot. Il impressionne par son infinie douceur, par son infinie tristesse. Sébastien Pilote capte le temps de la ruralit au Québec et la fin de ce temps. Des scènes de paysages disent le caractère immanent et la permanence de ce mode de vie. Elles alternent avec le quotidien d’un éleveur de mouton. Le quotidien… Le cinéaste distille des plans qui disent le rythme, le détail, l’attention portée aux choses. La caméra s’arrête sur le visage de Gabriel Arcand, acteur génial, dont l’économie des gestes n’a d’égal que l’expressivit du regard. Ce géant porte le film qui le lui rend bien. Un film travers de silences fulgurants qui veulent tout dire, qui disent tout. Sébastien Pilote est documentariste, un grand déjà, un héritier de Bernard Émond, jusqu’à la nostalgie, jusqu’à la dignité.

Pourquoi fallait-il alors que le film dans son dernier tiers change de registre, se mettent  radoter,  redire,  expliquer, comme une pâle copie de lui-même. Le cinéaste cite le Père Goriot comme modèle, tant pour le sujet, le sacrifice d’un père que pour la forme probablement. Balzac décrit, avec minutie, chaque détail, jusqu’à la poussière de l’appartement. Mais le père Goriot n’explique pas, ne s’explique pas, ne se justifie pas. D’où l’inutilité des scènes de confrontation dans Le Démantèlement. Il y a certes à partir de ce moment encore des fulgurances comme l’arrivée de la plus jeune des filles, Frédérique (Sophie Desmarais), encore de ces moments presque silencieux qui disent plus que les mots. Mais tout a déjà été dit et la fin du film vient briser cet état de grâce, et appauvrir le mystère qui accompagne forcément toute détresse humaine.

L’inconnu du lac, Guiraudie au naturel

Ah Guiraudie! Alors qu’actuellement tout se joue  Cannes comme un match entre drames familiaux et films de genre, match arbitrés par d’implacables constats sociaux, voil que le cinéaste français (enfin… du Sud-Ouest) le plus original depuis plus d’une décennie débarque avec un polar porno naturiste gay (on peut ajouter romance, film de vacance, fable occitane, etc., etc.) et tout ça en 1h30 et dans un lieu unique : une plage au bord d’un lac, haut lieu de drague homosexuelle et d’ébats dans les fourrés, paradis terrestre avant l’arrivée d’Ève quoi. On raconte bien qu’un silure de 10m est tapi au fond des eaux bleus mais pourquoi s’en faire… Le drame (car il y a drame) survient lorsqu’un des habitués du lieu est découvert noy遅 Et ce n’est pas le silure…

On croise toute sorte de personnages sur ce bout du monde, la galerie de philosophes de comptoir qui habitent le vaste petit monde du cinéaste. Il y a un voyeur, un jaloux, toute une tribu de naturiste que Guiraudie a fait monter sur scène devant un Thierry Frémaux pour une fois un peu (un tout petit peu) pris de cours (ils étaient 42!). Franck est l’un d’eux, lui qui se fait un ami, puis un amant (ce n’est pas le même). Et puis, il y aussi l’Inspecteur qui mène l’enquête, digne descendant d’un Clouzot égar chez Agatha Christie et qui cherche avec opiniâtreté un serial killer homophobe.

Bref, c’est jubilatoire, profondément ironique (ah ces plans à la David Hamilton…). Guiraudie est peut-être un descendant des hérétiques cathares. Ou encore un soldat de la foi libertaire, un hédoniste… Communiste engag, il est surtout un cinéaste pleinement conscient de ce qu’il projette. Dans ce film, transgression ne rime jamais avec provocation, et c’est merveille de voir combien il ne verse jamais dans la caricature. Car Guiraudie a un don, celui du naturel : nature, naturel, naturiste, naturalisme. Le mot déclin lui va comme un gant. Et c’est grâce  cela qu’il évite les mille écueils d’un récit pourtant éminemment casse-gueule ou pire moralisateur. Certes, le film distille une vision du monde (de la famille, de l’amour, du plaisir, etc) extrêmement critique mais il n’est ni Candide, ni Rousseau. Derrière, ce rire jamais railleur, souvent tendre et humaniste, pas d’arrière-pensée, aucun mépris, mais le sentiment d’une lutte  mener. Ça tombe bien, dans une France gangrenée par l’homophobie, l’extrême droite et la droite extrême, il fallait prendre les armes. Elles ont ici l’accent et la langue de Guiraudie.


24 juin 2013