Festivals

Cannes 2013. Jour 5.

par Jacques Kermabon

Nonobstant les nuances et les goûts des uns et des autres, jusqu’ici, la compétition affichait quasiment un sans faute. L’efficacité imparable des frères Coen, cette alliage entre un sens du rebondissement, celui des situations incongrues, les traits d’humour qui n’oublient pas l’émotion, font merveille dans Inside Lleewyn Davis, ce portrait d’un chanteur folk habité par la déveine. Les frères ne cessent de s’y amuser à laisser poindre la possibilité d’un fin heureuse pour mieux sceller ce destin de poisse. Avec Borgman, Alex Van Warmerdam brosse une évidente – pour ce qui est montré – et énigmatique – pour le sens qui se dérobe – parabole où des envoyés d’une force, qui est peut-être celle du mal, s’immiscent dans le quotidien d’un couple de bourgeois fortunés. Et voilà que Thierry Frémaux, par goût du contraste et pour nous rappeler qu’il aime aussi les films de genre, nous a saisi au réveil avec un polar japonais qui oscille entre des scènes d’action spectaculaires et des moments de dialogue pour bien recadrer l’intrigue au cas où le spectateur – mais il n’y a pas de risque – s’y perdrait. Un jeune méchant vraiment méchant – il n’aime que sa mère – et une tripotée de traitres en tous genres sur fonds d’appât du gain occupent les presque deux heures de Shield of Straw, de Takashi Miike, réalisateur dont on me souffle que, d’habitude, un second degré le sauve de la caricature. Après les huées de la projection, fusait la question rituelle : mais que fait ce film en compétition à Cannes?

Hier soir, lors de la séance spéciale du Dernier des injustes, Claude Lanzmann a révélé que c’était lui-même qui avait dissuadé Frémaux de mettre son film en compétition. Dans un bref discours introductif, touchant et justement élogieux, ce dernier relatait avec émotion et fierté une rencontre privée qui s’était tenue la veille entre Lanzmann et Steven Spielberg, deux cinéastes confrontés à la représentation de l’holocauste. Qui n’aurait pas aimé y être? L’anecdote dit en tout cas combien Cannes ne craint pas le grand écart.

Magie des programmations, en deux jours, on a pu découvrir trois documentaires majeurs. Outre cette pièce de Lanzmann qu’on imagine ultime à sa vaste entreprise à propos de ce qu’on appelle depuis son film la Shoah, on pouvait découvrir à la Quinzaine des réalisateurs la biographie filmée de Marcel Ophuls et, à Un certain regard, une nouvelle exploration, très personnelle, de l’horreur cambodgienne par Rithy Panh.

Le réalisateur du Chagrin et la pitié a expliqué que c’est l’angoisse de la page blanche qui l’a conduit à Un voyageur, sorte de réponse à une demande qu’il n’arrivait pas à honorer : écrire ses mémoires. Il est vrai que la matière est riche et passionnante depuis la vie d’exilé vécue aux côtés de son père – Allemagne, France, Hollywood – jusqu’à sa propre production, unique, courageuse, souvent dérangeante. Le film dure environ deux heures, on aurait aimé qu’il fut plus long. Le montage ne préserve guère de temps de répit, avec des enchaînements parfois trop mécaniques même s’ils n’entament en rien le plaisir qu’on prend en compagnie de cet homme qui se dit timide, à l’écouter relater ses innombrables rencontres et nous faire partager – via des extraits – le cinéma qui peuple sa mémoire et bien souvent la nôtre : Cyd Charisse, Fred Astaire, François Truffaut, les Marx Brothers… sans même parler des productions de son père qu’il aime et admire, Max Ophuls.

L’enfance de Rithy Panh fut moins heureuse, il la raconte dans L’image manquante, en usant d’un procédé qui, dans les premiers moments du film, éveille une légère appréhension. Le pari est de recréer les scènes de son passé, qui, de fait, n’ont pas été filmées, par l’entremise de petites sculptures en terre, même pas animées, dans des décors de la même facture artificielle, le tout porté par une voix off qui n’est pas la sienne pour un texte à la première personne écrit par Christophe Bataille. Étrangement, malgré l’apparente rusticité du procédé, le récit nous emporte, l’émotion nous submerge peu à peu. En racontant comment l’enfant qu’il était a vu sa famille mourir des exactions des khmers rouges, le réalisateur rappelle ce que fut l’enfer programmé par Pol Pot, éternellement souriant sur les images d’actualité, et tisse une réflexion sur la force du cinéma, sa capacité à tromper, ses incapacités à montrer ce qui fut. Il questionne aussi sa propre place avec un Rithy Panh étrangement dédoublé entre ce je qui le raconte et son image de réalisateur rompu aux discours sur les souffrances vécues au Cambodge. Dénoncer inlassablement cette période de dictature communiste ne doit pas faire oublier, laisse-t-il aussi entendre, combien les pauvres étaient exploités avant et comment les mêmes le sont encore aujourd’hui.

Il est encore plus difficile d’évoquer Le dernier des injustes en quelques mots, pas seulement parce que le film dure trois heure quarante mais pour toutes les réflexions qu’il charrie et incarne. En 1975, Lanzmann avait longuement enregistré le rabbin Benjamin Murmelstein à Rome, là où il résidait, lui qui fut le seul survivant parmi ceux que les nazis nommèrent à la tête des conseils juifs dans les ghettos. Alors qu’elles furent parmi les premières images enregistrées pour son film somme, Lanzmann n’en avait rien fait et avait déposé ces rushes aux archives du Musée de l’Holocauste de Washington. Mais ce témoignage n’a cessé de le hanter. Il a donc décidé de reprendre cette matière et de la compléter en retournant là où Murmelstein avait exercé son activité de chef du conseil juif, en parcourant les lieux aujourd’hui, en lisant des textes, en apportant des précisions, inscrivant ainsi à côté des noms de Sobibor, Treblinka, ceux de Bohusovice, de Theresienstadt. C’est cette dernière ville tchèque que choisirent les nazis pour présenter à l’opinion internationale une ville « offerte » aux Juifs et où ils tournèrent des films de propagande qui ne laissaient rien paraître des conditions de vie similaires à celles d’un camp de concentration qui y régnaient. Murmelstein fut amené à succéder à deux autres Juifs, exécutés par les nazis, après avoir été à la tête du conseil de cette ville « modèle ».

« Pourquoi êtes-vous encore en vie? » fut la question qu’on lui posa lors du procès que les Tchèques lui intentèrent et dont il sortit blanchi. C’est Adolf Eichmann qui l’avait nommé à Theresienstadt, ils se connaissaient depuis Vienne où, grand rabbin, Murmelstein avait été amené à rédiger des synthèses pour l’officier SS sur des sujets divers. C’est dire que son témoignage à propos d’Eichmann est de première main. Il récuse ainsi la banalité du mal décrite par Hannah Arendt à la suite du célèbre procès de ce nazi. Pour Murmelstein, Eichmann était un démon et un corrompu qui avait orchestré tout un système pour récupérer des sommes d’argent importantes.

Ces hommes mis à la tête des conseils juifs peuvent-ils être traités de « collaborateurs » comme les qualifia Arendt ? Murmelstein aurait-il mérité d’être pendu comme l’affirma cet autre philosophe, Gershom Scholem? Ce n’est pas seulement Murmelstein qui y répond avec son humour et son intelligence, mais tout le film lui-même qui reprend la question de fond en comble à travers mille et une précisions et s’affirme comme un nouvelle pièce majeure, et pour la mémoire, et pour l’Histoire et pour le cinéma.


24 juin 2013