Cannes 2013. Jour 6.
par Philippe Gajan
Palme d’or, LA GRANDE BELLEZZA de Paolo Sorrentino
Je vous le prédis! C’est une évidence!! Ça ressemble à du Fellini, ça a le goût du Fellini… Le maestro lui-même l’a sans aucun doute adoubé. Tout y est, les fontaines et les palais romains, un vieil écrivain raté, empereur des mondains, des religieuses, des évêques, des saintes, des nains, des femmes aux poitrines généreuses, des cyniques, des désabusés, de vieux libidineux, des fêtes décadentes… tout! Mais plus que cela, c’est un grand film, un invitation irrésistible à un voyage imaginaire au bout du monde (sous l’égide de Céline). Tout est emporté dans cette valse baroque d’images et de sons, de réflexions sur la vie. Il y a Rome qui pulse à nos pieds, qui meurt et ressuscite à chaque instant. Et puis Jeb, cet écrivain, réincarnation du grand Mastroianni, celui de la dolce vita et les autres. À la recherche de la grande beauté, de ce second livre qu’il n’a jamais écrit, car son monde est laid, car il est obsédé par ce grand livre que Flaubert devait écrire sur le néant. C’est tout ce que Gatsby n’a pas été, du cinéma, généreux, pétillant comme du champagne, triste et gai à la fois, démesuré et mélancolique. Viva Fellini! Et vive le cinéma éternel.
Éloge du genre : Miike vs Kore-eda
Le nouveau film de Takashi Miike (Shield of Straw) a été accueilli par des sifflets lors de la projection de presse. Pas pour sa violence, pas pour ses scènes insoutenables… Non, probablement pour ses rebondissements sans fin d’une subtilité à faire rougir un rouleau compresseur. Pourtant, si Miike en fait des tonnes et s’il semble se prendre au sérieux (enfin… j’usqu’à un certain point…), son film pose, en rafale, des questions morales fascinantes et vient agir comme un puissant révélateur de société. Tout y passe : la peine de mort, la vengeance, l’honneur, les codes d’honneur, l’appât du gain, la famille, la trahison… Et tout ça sur fond de poursuite infernale.
Reprenons : alors qu’un tueur et violeur d’enfants en série vient d’être appréhender, un milliardaire dont la petite-fille est la dernière victime, met la tête du monstre à prix, transformant dès lors son transfert en une gigantesque chasse à l’homme, homme que protège cinq policiers, les boucliers de paille du titre (et qui les protège d’eux-mêmes?).
Tentons alors une bien improbable comparaison avec le Kore-eda. Car outre le fait que ce sont deux films japonais, ils renvoient in fine tout les deux à leur société et questionnent les codes qui la structurent. Ajoutons que les deux cinéastes sont des virtuoses chacun dans leur genre et la comparaison s’arrête là. Bien entendu, leur registre, lui, ne peut être guère plus différent. Alors que Kore-eda fait dans la dentelle et le micro (micro comme microcosme, micro détail), Miike sort les gros canons et fait plutôt dans le monstro et l’efficacité. Le premier fait dans le réalisme, le second dans le film de genre.
Pourtant, quand on y pense, les deux films sont très théoriques et posent finalement directement à leur spectateur la même question : « Que feriez-vous à leur place? ». Le problème du Kore-eda, drame réaliste, est alors de poser une question non seulement insoluble (liens du sang ou liens créés par l’éducation?) mais à la fois trop simple et trop complexe. Trop complexe car la tentative de description réaliste des éléments psychologiques et culturels est (forcément) incomplète et donc inaboutie et rejette toute tentative d’identification (le que feriez-vous). D’où la position relativement inconfortable de celui qui n’arrive pas à trouver la juste distance par rapport au film, film qui n’est pas sensé penser à la place du spectateur.
Dans le cas de Miike, les questions (théoriques) s’emboîtent les unes aux autres et sont relayées par des situations non moins théoriques qui s’appuient sur les conventions du genre. La position du spectateur est dans ce cas régit par ces conventions. Il ne s’agit pas d’y croire au sens du réel, mais d’adhérer au jeu le temps de la proposition, un jeu mené sur un rythme effréné et qui fait preuve d’une folle générosité car justement libéré de l’obligation de faire vrai (ou juste). Chaque nœud (que feriez-vous) est présenté comme une question à choix multiple (oui ou non).
L’opposition est quasi ontologique. Et franchement, dans mon cas, l’expérience proposée par Miike est au final à la fois plus jubilatoire et surtout plus roborative. Je ne sais toujours pas ce que je ferais dans la ou les situations proposés aux protagonistes mais au moins je sors enrichi de toutes sortes de questionnements plus stimulants les uns que les autres.
23 juin 2013