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Festivals

Cannes 2013. Jour 8.

par Philippe Gajan

La vie d’Adèle, chapitre 1 et 2, une fresque intimiste sur un amour incandescent

Alors oui, on n’a pas fini d’en parler… Et de surenchérir, car comme le dit Jacques Kermabon, « Et puis arrive le film qui écrase quasiment le souvenir de tous ceux qui l’ont précédé. ». Osons donc l’ensevelir sous les superlatifs. Car après La Grande Belleza, La vie d’Adèle est un autre film monumental, un film immensément osé, infiniment riche et profondément émouvant. L’amour fou, quand il est rendu (filmé, magnifié) à cette hauteur, est forcément tout cela et plus.

Le cinéma de Kechiche ne cesse de prendre de l’ampleur, de repousser les limites. Une passion comme celle qui embrase les corps de Adèle et de Léa, méritait bien cela. Pourtant, le film commence modestement, proche de L’esquive. Des lycéens lisent du Marivaux, la vie de Marianne. Adèle sera donc Marianne, et le film marivaude. Il y a alors les premiers regards échangés avec Emma (Léa Seydoux). Antigone est convoquée, et ce sera une tragédie… Dès lors, le film ne va cesser de grandir. D’abord initiatique, il devient brûlot et brûlant. Kechiche est fasciné par les corps (la danse du ventre de La graine et le mulet, l’exposition du corps de la Vénus noire). Il nous fascine en retour par l’intensité et la beauté incandescente des scènes d’amour charnelles.

Débute alors, le chapitre 2 (on le suppose, le passage n’est pas marqué, le film n’est d’ailleurs pas fini et était présenté sans générique). Adèle, la timide lycéenne, est devenue institutrice. Elle aime les enfants, l’idée de la transmission et veut rendre ce que son éducation scolaire lui a donné : tout. Adèle est le vecteur du film. Et son actrice, son incarnation (sublime Adèle Exarchopoulos, prix d’interprétation, on vous le dit!) est la révélation du film qui respire par elle, qui se métamorphose avec elle, qui aime, dans le plaisir et la souffrance, avec elle. Le film (la caméro, le cinéaste) est littéralement fixé sur sa peau; organique, pulsionnel, il vibre à l’unisson des états d’âme de cette héroïne classique qu’est Adèle, désormais et pour toujours.

Car oui, Jacques, ce film restera, forcément! Il restera aussi car chez Kechiche, le social n’est jamais loin. En mode mineur, il y a toujours cette façon de mettre en miroir des classes, des milieux sociaux. Kechiche règle toujours ses comptes avec les puissants. Cette fois-ci, c’est le milieu artistique qui écope et ses acteurs. Kechiche n’aime pas manifestement leur morgue, leur façon définitive de juger à l’emporte pièce, de paraître et surtout, au fond, de contredire leurs mots (vains) par leurs actes (vils). Et si Adèle ne souhaite pas dévoiler son homosexualité en public, en privé, c’est Emma qui ne pourra assumer un tel amour. Être ou paraître. On y reviendra, un grand film ne s’épuise jamais, il multiplie les angles, ouvrent les possibles et refuse de se laisser circonscrire.

En attendant, je lui donne le Grand prix, à la fois pour conserver la palme à La grande belleza, pour ne pas me dédire mais également pour pouvoir accorder à Adèle Exarchopoulos le prix d’interprétation (je crois qu’on ne peut pas cumuler Palme d’or et prix d’interprétation…). Et quand je pense qu’il reste le Robin des bois de Arnaud de Pallières (Mikhael Koolhas) et les vampires de Jarmusch… On va manquer de prix!

Quelques réflexions (en guise de début de dialogue avec Helen…)
Sorrentino divise, c’est le moins qu’on puisse dire… Réac et nostalgique, vide et vain, pour les uns; sublime pour les autres (dont moi). Comme Kechiche, Sorrentino a réalisé pourtant un fantasme de cinéma, un retour vers la grande forme, les grandes formes plutôt, dans son cas, celle de l’âge d’or du cinéma italien comme celles de la littérature (Proust, Céline, Flaubert, etc.). Mais de surcroît, il réalise une entreprise monumentale sur la fin d’une civilisation. La nôtre, la civilisation occidentale, malade de son histoire et malade de sa superficialité, malade surtout de son immobilisme, de ses inconséquences, de sa vanité, du meurtre de sa jeunesse, de son absence d’horizon… Malade de tant de choses. Sorrentino n’est jamais snob, mais il ose prendre de la hauteur.

Nicolas Winding Refn divise, vide et vain pour les uns (dont moi), sublime pour les autres (là, ils sont moins nombreux…)… Escalante divise, Claire Denis divise, Ari Folman divise (pourtant, c’est tellement original…).

Même les Coen divisent! (Mais je dois dire que les déçus n’avaient pas encore lus l’éditorial d’Helen!!)

Et c’est tant mieux. Le cinéma vomit les tièdes, les rares films qui ne divisent pas souvent indiffèrent et sont promis à l’oubli. Mieux vaut le Paradis ou l’Enfer que le Purgatoire car Cannes broie les films faibles, c’est parfois injuste…


23 juin 2013