Cannes 2014 – 4
par Jacques Kermabon
Un collègue critique, croisé au sortir des plus de trois heures de Winter Sleep, faisait la fine bouche. Nuri Bilge Ceylan affiche, disait-il en substance, trop visiblement sa volonté de signer une grande œuvre à la hauteur d’un Bergman qui lorgnerait vers Dostoiesvski. Infliger une telle durée, plus proche de la série, imposerait de séparer le film au moins en deux parties. Et l’ensemble pourrait être facilement interprété sur scène sans dommage tant sa dimension relève du théâtre.
Par moment, en contemplant le personnage principal, vêtu de son manteau d’hiver, évoluant lentement dans les paysages neigeux d’un coin reculé d’Anatolie centrale, a surgi de ma mémoire, comme une vague appréhension, le souvenir d’Angelopoulos, spectre d’un cinéma qui impose d’emblée une gravité et le sérieux d’un commandeur. La vraie ampleur du film, son émotion ont balayé ces craintes. Et si on songe irrésistiblement à Bergman, c’est que, comme chez le cinéaste suédois, les tensions qui se déploient, les revirements incessants qui s’opèrent en nous au gré des mots acérés par lesquels chacun s’affirme et, bien souvent, en se dissimulant, toute cette mise à nue a la force tranchante de ce qui fouaille la cruelle vérité de la condition humaine. Et il faut cette durée pour que nous éprouvions, dans sa complexité, cette matière tissée de temps écoulés, de rêves perdus, de jalousies plus ou moins feutrées, d’hypocrisies sociales, de ressentiments, d’injustices irréductibles, avec une profondeur et une justesse toute en infinies nuances que les films ont rarement le temps d’atteindre.
La dimension théâtrale tient à un certain statisme que la présence de la neige accentue. On se déplace lentement sur des routes jamais dégagées. Mais le plus souvent, on reste au chaud et on parle, on explique, on s’explique. Car c’est évidemment plus le rôle central accordé aux mots, aux dialogues et surtout la qualité et la puissance de cette écriture, qui évoque le théâtre.
Présenté à La Quinzaine des réalisateurs, Gett, le procès de Viviane Amsalem, joue plus directement encore d’une dimension théâtrale en ne sortant pas de la salle du procès qui oppose cinq années durant une femme qui veut divorcer et le mari qui refuse de lui accorder ce divorce. Car telle est la loi en Israël, seuls les rabbins peuvent prononcer un mariage et sa dissolution à condition que le mari consente à cette séparation officielle. Un procès avec ses échanges verbaux constitue un théâtre en soi. Faire demeurer la caméra dans cette enceinte accentue ce sentiment et donne au film toute sa force. Drôle, savoureux, il dénonce l’archaïsme d’un dispositif qui donne plus de poids au mari – particulièrement buté, ici il refuse le divorce – qu’aux juges. Pourquoi les réalisateurs, Ronit et Shlomi Elkabetz, auraient-il dû s’obliger à sortir du tribunal alors que leur sujet se jouait dans cette enceinte? Le monde extérieur n’en est pas moins présent à travers les témoignages des uns et des autres.
Il y aura encore beaucoup à dire sur l’un et l’autre film. Ils nous rappellent au moins que, alors qu’on serait tenté de défendre un cinéma qui s’affranchit du théâtre pour mieux exister, la force et la dimension cinématographique d’un film sont d’autant plus grandes que celui-ci assume pleinement son rapprochement avec l’art théâtral.
17 mai 2014