Cannes 2014 – 5
par Philippe Gajan
Bertrand Bonello intervient dans son film, peu avant la fin, et donne en quelque sorte le programme de l’œuvre à laquelle nous venons d’assister dans une scène sensée se dérouler dans les locaux de la rédaction du quotidien Libération. Le journal prépare une nécrologie du grand couturier. La version officielle, approuvée par la direction, s’intitulera « Saint Laurent se dérobe » et parlera du génie créateur qui a changé la silhouette de la femme et incarné une époque… Le mythe en quelque sorte. Le cinéaste qui joue l’un des membres de la rédaction s’interroge alors sur la personne, ses abus d’alcool et de drogue. Voilà pour la flèche adressée à Pierre Bergé qui préféra adouber le projet de Jalil Lespert sorti plus tôt… Ceci n’est pas une biographie officielle, ce n’est pas non plus un « biopic » au sens traditionnel.
Car le programme est vaste, il embrasse donc le mythe, celui d’un homme, d’une époque effectivement (Saint Laurent et Warhol, même combat), et surtout la construction du mythe, œuvre du démiurge Bergé et de ses acolytes financiers. « Ce n’est pas la marque YSL que je veux vendre, c’est Yves Saint Laurent lui-même… ». Mais c’est aussi la part d’ombre, la folie, l’épuisement des corps et des substances (c’est fou ce qu’on consomme dans ce film, de champagne, de pilules, d’amants), l’humain derrière l’image publique, une autre image au bout du compte, ou peut-être la tentative d’échapper à une image, sur laquelle veille un autre démiurge, ange de la mort joué par un Louis Garrel parfait dans ce rôle.
Film fort sur la fragilité, film limpide sur la confusion des sens, film sage sur la folie, sur la création et l’acte créatif, film sur l’art et sur les affaires, film sur l’amour aussi, film sur une époque qui nie l’époque… le nouveau film de Bertrand Bonello est fascinant car il est inépuisable, complexe autant qu’il est (paradoxalement) sobre, comme s’il déshabillait l’icône, couche par couche, sans jamais atteindre la vérité. Saint Laurent est donc une quête, une sorte de voyage dans le labyrinthe que constitue l’énigme Saint Laurent sur une dizaine d’années, entre deux défilés mythiques. Certes le personnage reste une énigme : sorte de d’Icare brûlé au soleil de son propre génie, il est aussi humain, faillible et le cinéaste ne l’épargne pas. La scène où Saint Laurent congédie l’une de ses plus fidèles collaboratrice de la manière la plus méprisable et lâche qui soit n’est pas là pour rien. Bonello ne cherche donc pas à le déifier. Il n’en fait pas pour autant la victime du maître manipulateur Bergé. Les deux ont beaucoup gagné dans cette entreprise inouïe, en argent pour les deux, en célébrité pour Saint Laurent. Là encore, la comparaison avec Warhol s’impose et l’ambiguité de leur rapport à l’art également. Saint Laurent cite Warhol que l’art ennuie et qui ne reconnaît plus que le cinéma, la musique (c’est l’époque Velvet Undrground) et la publicité comme lieux de création.
Saint Laurent n’est pas un film artificiel (ou vide ou maniéré comme ses détracteurs le disent), c’est un film sur l’artificialité et surtout sur la banalisation et donc le commerce (la « marchandisation ») de l’art. En ce sens c’est un grand film de société qui tente d’analyser une période charnière dont nous sommes les héritiers. L’art à l’époque du Dieu économie. Quel plus beau symbole que de présenter ce film à Cannes…
Philippe Gajan
18 mai 2014