Cannes 2014 – 9
par Jacques Kermabon
La grande salle du festival était comble bien avant l’heure de la projection et nombre de festivaliers n’ont pas réussi à obtenir un pass pour découvrir le nouveau film de Jean-Luc Godard. On en connaissait le titre, Adieu au langage. Des rumeurs propagées par les quelques élus qui l’avaient déjà vu, évoquaient « un film du renoncement ». À propos de la 3D, Godard aurait prétendu avoir fait ce choix pour montrer l’inanité du procédé. Le résumé, signé Godard, dans le dossier de presse, annonçait un propos simple, la rencontre d’une femme mariée et d’un homme libre; ils s’aiment, se disputent, un chien erre entre ville et campagne, l’homme et la femme se retrouvent, le chien se trouve entre eux, l’ancien mari fait tout exploser, un deuxième film commence, le même que le premier et pourtant pas, de l’espèce humaine on passe à la métaphore.
Comme dans ses derniers films, au ton immédiatement identifiable, Godard entremêle des images et des plans de différents registres, des citations écrites ou dites, des fragments de scènes, des saillies sonores, des éclats de musique, des extraits de films… Mais là où Film socialisme semblait confronter des micro-fictions à la grande Histoire et laisser entendre que s’y jouait des réflexions de haute volée, Adieu au langage apparaît d’abord comme un jubilatoire champ d’expérimentations. Nos yeux et nos oreilles sont tellement sollicités qu’on peine, après une première vision, à sédimenter du sens, ne serait-ce que discerner la fiction annoncée.
Godard s’empare comme personne du relief dès le générique ou des mots se détachent du fond. Simple et saisissant. Ailleurs, il opère d’indescriptibles effets de transparences et de dissociations ponctuelles des trajectoires des optiques gauche et droite. Perturbant et vertigineux. Le film n’est qu’explorations, non seulement d’effets de relief, le plus souvent dans des scènes sans apport fictionnel – des livres à disposition sur une table, un bateau sur le lac… –, mais aussi des saturations de sons ou de couleurs souvent transfigurées, loin d’une retranscription analogique.
Adieu au langage, c’est un peu Voyage autour de ma chambre ou plutôt Voyage autour de mon lac. Godard filme, ou fait filmer, avec différentes sortes de caméra, des scènes anodines – des enfants, des fleurs, des ciels, son chien… – associées à des bouts de fiction ou les corps nus des amants ont une place déterminante, entre beauté plastique et trivialité. En inlassable et incomparable alchimiste du cinéma, il tente des rapprochements, malaxe sa matière, laisse résonner de multiples échos. Par moment, on croise des questions qui nous touchent, on retrouve des sensations vécues, mais, le plus souvent, surpris, on oscille entre perplexité et fascination, ébloui et suspendu, en alerte.
Après, il sera temps, éventuellement, d’essayer de comprendre ce que le film nous dit au-delà de ce que ses paroles énoncent. Nous le reverrons.
Jacques Kermabon
22 mai 2014