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Festivals

CANNES 2014 – JOUR 2

par Philippe Gajan

Timbuktu, le retour de l’immense Abderrahmane Sissako sur la tragédie des intégrismes

Bien sûr, il n’y avait pas d’attente. Ainsi va la vie du film d’ouverture de Cannes, année après année. Mais de là à imaginer pareille « chose ». Je ne peux m’empêcher en guise d’introducton de renchérir sur mes collègues Helen et Jacques. La chose en question, nommée Grace of Monaco (pauvre Grace Kelly, pauvre Hitch…), déjà en passe d’être élu « plus mauvais film d’ouverture » («it’s royally bad»), gagnerait à être montré dans les écoles comme l’ultime « chose » à ne pas faire. En rire ou en pleurer? Bon, le méchant ici, c’est Charles de Gaulle, et il suffira d’un discours lénifiant de la princesse sur le thème « faîtes l’amour, pas la guerre » pour éviter l’invasion de Monaco par la France… Un grand moment d’Histoire, un suspense à couper le souffle, un instant (si peu) biographique édifiant… Et Nicole Kidman pas mal perdue là-dedans.

On l’a souvent dit, Cannes surprend par sa science consommée du grand écart. Car Timbuktu, du trop trop décidément trop rare Abderrahmane Sissako (Bamako date de 2006), immense cinéaste Mauritanien, est fascinant de bout en bout, forcément à l’opposé du spectre qu’il dessine en cette première journée avec Grace. Puissamment humaniste, le film a cette simplicité qui n’appartient qu’aux grands. Pour dénoncer la montée des intégrismes, Sissako met en scène l’occupation d’un village du nord-Mali par une bande de djihadistes. Les interdictions sont annoncés à l’aide d’un porte-voix, à commencer par un code vestimentaire pour les femmes, puis les chants, le football… Évitant les clichés ou le manichéisme, alternant les moments drôles, les instants de pure poésie et d’incroyables bonheurs de cinéma (comme cette partie de soccer sans ballon), le cinéaste réussit l’impossible : renouveler le discours sur la résistance. Dans Bamako, c’était le nouvel ordre mondial et ses institutions (FMI, banque mondiale) qui prenaient place sur le banc des accusés. Plus universel encore, Timbuktu (Tombouctou), sous ses allures de fable philosophique, tout en douceur, aborde la plus grande des tragédies. En ne démonisant pas les agresseurs, en humanisant les victimes, Sissako nous parle de dignité de l’être humain de la plus belle des manières, avec l’incroyable lumière de son cinéma. Beau à en pleurer, le film ne dit rien (c’est un film, c’est court pour dire le malheur du Monde), il dit tout, séquence après séquence. Dans la première, une antilope est poursuivie par des hommes en armes (lourdes) juchés sur un camion. Ils tirent mais ne la tuent pas : « il faut la fatiguer ». Métaphore… Dans la deuxième, les djihadistes s’exercent au tir sur des statues. Épuiser la vie, détruire l’art. Le cinéaste dit la beauté d’une Afrique moderne confrontée aux défis du XXIe siècle, il dit également sa tristesse, presque son désespoir devant ce gâchis, encore une fois avec une douceur poignante…


16 mai 2014