Cannes 2015 : AN de NAOMI KAWASE
par Jacques Kermabon
L’ouverture de la section Un certain regard est une place de choix, occupée cette année par, An, de Naomi Kawase. Ce titre, sans doute parmi les plus courts de toute l’histoire du cinéma, est, pour ceux qui l’ignorent, le nom d’une pâte de haricots rouges confits, qui, prise en sandwiches entre deux pancakes donne un dorayaki, une pâtisserie traditionnelle japonaise.
Parti pour aimer ce nouveau film d’une cinéaste dont nous chérissons le travail, il nous a fallu peu à peu déchanter avec d’autant plus d’embarras que nous ne pouvons que partager l’intérêt pour ce dont le film nous entretient. Avec cette rencontre entre une vieille dame un peu étrange, mais si attendrissante, et un cuisinier peu amène, qui fait et vend des dorayakis dans une modeste échoppe, où viennent régulièrement des lycéennes rieuses, il est question de transmission entre générations et entre blessés de la vie qui n’auraient pas dû se rencontrer, de l’attention de cette femme aux palpitations de la nature, du poids du passé, surtout quand il leste le regard des autres.
Adapté d’un roman, An souffre sans doute d’une matière romanesque trop ample. Dans la réduction opérée, on peine ainsi à percevoir la durée du temps qui s’écoule, pour matérialisé qu’il soit par le rythme des saisons, figuré par le spectacle des cerisiers déployés dans le parc qui jouxte la petite boutique. Ils sont en fleurs au début – comment résister à leur beauté ? –, un personnage décrit leur état antérieur, ils changent ensuite, servant de bornes temporelles, de marquages symboliques, qui plus est, souvent verbalisés, tandis que le film peine à nous faire ressentir le passage du temps.
C’est comme si Naomi Kawase n’avait pas su canaliser, faire sienne cette matière romanesque. On comprend qu’elle ait pu y entendre des échos à son propre travail. La vieille dame qui arrive au terme de son existence, n’est pas sans rappeler la figure de sa grand-tante qu’elle a filmée à plusieurs reprises.
Plus profondément, elle a sans doute été séduite d’y retrouver cette sensibilité à la nature qui imprègne son cinéma et un point de vue documentaire porté sur une réalité rarement évoquée, le devenir des lépreux japonais, confinés à l’isolement jusqu’en 1996. Si la vieille dame a des mains déformées, cela vient de cette maladie qui l’a longtemps tenue à l’écart du monde. On comprend d’autant son attachement ravie à toutes les petites merveilles de la nature. Elle dit écouter les haricots rouges et leur parler, elle laisse le temps au temps pour que les matières qu’elle cuisine reposent, s’associent sans violence, une attente patiente qui est le prix à payer pour obtenir une pâte au goût incomparable, succès inespéré de la petite échoppe dès lors que la vieille dame, embauchée à sa demande y fait cette pâte elle-même. On comprend après-coup son désir d’être embauchée malgré son grand âge car cela signifie une renaissance ; atteinte de la lèpre, elle n’a jamais exercé son talent de cuisinière hors de son lieu de quarantaine.
Mais, tant à l’égard des épiphanies de la nature que des lépreux, le film ne prend pas véritablement le temps de regarder cette réalité, tout occupé qu’il est à orchestrer les péripéties de la fiction. Les instants où la caméra s’attarde sur tel arbre, telle fleur, sont trop furtifs pour que nous les éprouvions autrement que comme la simple illustration d’un propos.
Naomi Kawase aurait dû mieux écouter les leçons de la vieille dame et laisser aux émotions le temps d’émerger et au monde filmé celui de laisser son empreinte.
Jacques Kermabon
15 mai 2015