Cannes 2015 : Effluves du passé, Joachim Trier et Apichatpong Weerasethakul
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Effluves du passé, Joachim Trier et Apichatpong Weerasethakul
Enfin un peu de volume, un peu de mystère, se dit le festivalier désappointé par tant de films lisses, univoques et pour le moins conventionnels. On s’accroche à ce qu’on peut et Plus fort que les bombes, de Joachim Trier, apparaît ainsi d’une nourriture plus substantielle.
Aborder une histoire en jouant de plusieurs points de vue différents, qui la recomposent dans une autre direction, ajoutent des pièces à un puzzle dont nous ne connaîtrons pas, in fine, le motif complet, n’est certes pas d’une originalité absolue. On pourra aussi voir un calcul savamment pesé dans la façon de ce cinéaste norvégien d’élaborer, pour cette première réalisation sur le continent américain, un casting propre à séduire de part et d’autre de l’Atlantique – Gabriel Byrne, Jesse Eisenberg et Isabelle Huppert –, au service d’une fiction qui se déroule dans un milieu proche des spectateurs cultivés les plus assidus du cinéma d’auteur, artistes, enseignants, journalistes.
Il n’empêche, Plus fort que les bombes captive, dans cette remontée à la surface d’une sorte de secret de famille. La mort de la mère (Isabelle Huppert), reporter photographe de renom, n’est pas due au stupide accident de voiture décrit par la version officielle. Quelques années après, alors qu’une exposition de son travail se prépare, les souvenirs de ceux qui l’ont connue – son mari, ses deux fils, un journaliste qui l’accompagnait sur le terrain des guerres qu’ils couvraient – se confrontent, et les vérités tues qui refont surface bousculent le calme apparent des existences reconstruites.
Avec ce récit à plusieurs voix, Joachim Trier nous tend un miroir kaléidoscopique, qui reflète tout autant notre époque – casques sur les oreilles de l’adolescent de service, multiplication des écrans, connexions internet… – que notre difficulté à nommer notre réalité personnelle bancale, striée d’incertitudes, nos vies qui filent entre les mailles du temps et dont chacun de nous ne perçoit que des bribes tout en feignant d’en maîtriser à peu près le cours.
Le même jour, nous étions impatient de découvrir le nouveau Apichatpong Weerasethakul, présenté à Un certain regard.
Il y a au moins deux manières d’appréhender Cimetière de splendeur. On peut lui reprocher un sentiment de déjà-vu, l’impression qu’il exploite un filon dont on peut estimer qu’il est temps qu’il s’en éloigne pour explorer d’autres pistes. Mais on peut tout autant aimer retrouver son univers comme on retourne dans un pays étranges qui nous est devenu familier et tenter de repérer comment le paysage a bougé, ne serait-ce qu’imperceptiblement.
On retrouve le ton si particulier d’Apichatpong Weerasethakul, son art de faire sourdre, d’une réalité d’apparence prosaïque, un fantastique poétique.
Il y a des pelleteuses qui creusent le sol, non loin d’une ancienne école, transformée en hôpital de fortune pour accueillir de jeunes soldats d’une guerre dont nous ne saurons rien, frappés qu’ils sont d’une étrange maladie du sommeil. Le film pose, dans ce théâtre des opérations énigmatique, quelques personnages que nous suivrons et qui, par moments, livreront quelques explications qui n’éclairciront pas grand chose.
À un moment, nous sommes dans une salle de cinéma où est projeté un concentré de films d’action asiatiques (thaïlandais ?) où pullulent les monstres, des pratiques magiques, la violence, des superpouvoirs, autant d’ingrédients du quotidien des grands écrans thaïlandais, qu’on retrouve chez Apichatpong Weerasethakul, mais distillés selon une autre vitesse, une douceur et un mode d’apparition qui laisse la part belle à l’attention du spectateur. Cela touche parfois au subliminal. On se souvient à peine que nous avons aperçu un moment le dos d’un monstre inconnu, émergent d’une sorte de petit lac où nageaient des hommes, tant cet instant ne se rattache en rien aux linéaments de l’intrigue qui n’en est pas vraiment une.
Parmi les personnages, une femme, autrefois écolière dans l’établissement, revient sur les lieux et soutient les soldats bénévolement, en particulier un qui ne semble pas avoir de famille. Une autre, jeune et souriante, a le pouvoir de communiquer avec l’au-delà. Elle nous apprend que le bâtiment est construit sur un cimetière de rois encore en lutte et qui aspire l’énergie du lieu, expliquant ainsi le sommeil qui s’abat sur les militaires. Parmi les apparitions, on compte deux divinités féminines, aussi réelles que les autres protagonistes.
On épargnera l’inventaire de toutes les étrangetés qui se manifestent, de toutes les explications données, tout cela ne fait véritablement sens que dans les délicates échappées auxquelles elles nous invitent.
Tout comme dans le film de Joachim Trier, les conclusions, hypothétiques, comptent bien moins que le parcours que nous traversons, conditionné, en grande part, chez l’un et chez l’autre, par les effluves du passé.
Nous n’évoquerons pas La loi du marché, de Stéphane Brizé, car, hélas, nous n’avons pas pu le voir. Nous n’évoquerons pas plus Marguerite et Julien, de Valérie Donzelli, bien que, hélas, nous l’ayons vu.
Jacques Kermabon
20 mai 2015