Cannes 2015 : Les nouvelles milles et une nuits de Miguel Gomes
par Philippe Gajan
Sans conteste le projet le plus monumental présenté à Cannes cette année, gracieuseté de la Quinzaine des réalisateurs, le nouveau film de Miguel Gomes dure plus de six heures (en fait, les trois nouveaux films, les volumes 1, 2 et 3 présentés sur trois jours). Et c’est formidable (reste le 3e volume à découvrir, intitulé L’enchanté, mais déjà, c’est formidable). Shéhérazade valait bien cela vous me direz. Alors levons tout de suite quelques malentendus potentiels : un carton au début de chaque film précise que ce n’est pas une adaptation des célèbres contes mais que sa structure s’en inspire; d’autre part, pour ceux qui connaissent le cinéaste de Tabou, il faut plus, pour le coup, penser à celui de Ce cher mois d’août. C’est peut-être le même cinéaste, mais disons que la matière du film, le style et l’esprit renvoient plus aux oeuvres précédentes du réalisateur portugais.
Dans le prologue du volume 1 sous-titré L’inquiet (un prologue de plus de 20 minutes qui prend place au moment de la fermeture de chantiers navals mais aussi d’une épidémie de guêpes tueuses d’abeilles), Miguel Gomes se met en scène et énonce les règles de son projet. Monumental : filmer la réalité d’un Portugal en crise, assommé par un plan d’austérité assassin (2013-14) dont la conséquence directe aura été l’appauvrissement de presque tous les portugais. Ce sera donc un documentaire. Monumental : filmer les histoires merveilleuses de son pays. Fiction. Et le cinéaste de s’enfuir, saisi par l’ampleur de l’entreprise, avouant à la caméra qu’il n’est pas possible de faire les deux à la fois. Pourtant, et bien entendu, c’est exactement ce qu’il va faire, s’inventant un langage au passage pour sa superproduction. Un langage totalement impur, qui va mêler à peu prêt tout ce qu’il est possible de mêler, comme matière de récit ou de mise en scène. C’est aussi ambitieux que le Non ou la vaine gloire de commander, cette fresque historique du Portugal colonial que l’illustre ancêtre Manoel de Oliveira commis en son temps. Et c’est tragique, beau, ludique et drôle à la fois. Et surtout, c’est un geste politique considérable et presque définitif d’oser dire et faire qu’un cinéaste portugais ne peut, ne doit raconter son pays qu’en dénonçant la main-mise des institutions économico-financières européennes. C’est donc à ce chassé-croisé constant que nous invite le cinéaste, déployant un matériau totalement hétéroclite pour forger ses nuits. La parole est à Shéhérazade : « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays où l’on rêve de sirènes et de baleines, le chômage se répand… »
On démarre donc quelque part autour de la 450e nuit… La route est encore longue. En vrac, car tout cela virevolte, on va croiser le destin de quelques-unes des victimes de la crise et de leurs bourreaux; un sorcier qui conseille les puissants à la tête de ce plan de destruction systématique, affligés d’une érection permanente; un coq qui parle; un bandit, Simao, échappe constamment à la maréchaussée lancée à ses trousses jusqu’à se laisser arrêter sans résistance et devenir instantanément le héros du petit peuple qui l’acclame sur le bords des routes lors d’un défilé grotesque qui le mène en prison. Suit un procès extraordinaire où, dans un théâtre romain, la juge passe en revue les larcins des uns et des autres pour finalement s’effondrer en larmes devant tant d’injustices… Autant d’histoires paraboles, autant de fables accusatrices pour dire et accuser un monde en déroute. Les films de Miguel Gomes font du bien là où ça fait mal quand la fiction éclaire le réel.
Philippe Gajan
19 mai 2015