Cannes 2015 : SAUL FIA de Laszlo Nemes
par Philippe Gajan
Le fils de Saul (Saul fia) pourrait n’être qu’un film sur la shoah de plus, il est une véritable descente aux enfers. Assistant de Bela Tarr sur L’homme de Londres, le hongrois Laszlo Nemes réalise un premier film saisissant qui hurle la démence humaine.
Saul est membre d’un sonderkommando, ces brigades utilisées par les nazis pour accomplir les sales besognes. La caméra est constamment sur lui, en très longue focale, plongeant le reste du monde dans un flou aussi halluciné que menaçant. Nous sommes à l’entrée des chambres à gaz, des fours crématoriums ou des charniers. Le fils de Saul, c’est Une journée d’Ivan Denissovitch dans les camps de la mort. Mais la force du film, au-delà de la présence sensorielle de et dans cet univers dantesque, est d’avoir introduit la folie dans la folie, la folie d’un homme comme échappatoire à la folie des hommes. Car Saul a trouvé le cadavre de son fils (est-ce vraiment son fils ?) et, à partir de là, son unique obsession est de pouvoir l’enterrer selon les rites. Une obsession qui défie toute logique, peut-être plus particulièrement celle de la survie, la sienne comme celle de ses compagnons en enfer. Cette quête d’un rabbin est la plus folle de toutes les micro-odyssées que l’on pourrait concevoir, une quête qui semblerait futile à tout autre moment, et qui devient essentielle à ce moment, comme si elle était la dernière miette de sens que l’on pouvait sauver, au mépris de sa propre vie et de celle des autres.
Nemes accomplit ainsi une chose très difficile : une fiction sur la shoah qui évite à la fois le déni et le voyeurisme, un film qui ne condamne ni ne sauve, un film apocalyptique sur la fin de l’humanité. Les camps d’extermination restent encore aujourd’hui un des sujets ou des cadres de fiction les plus difficiles à aborder. Il y a bien eu le Shoah de Lanzmann, certes, mais du côté de la fiction les Shindler’s List ou La vita e bella de triste mémoire ont plutôt eu tendance à prouver la difficulté d’aborder ce moment tant historique que philosophique sans justement l’instrumentaliser ou passer à côté. Alors pourquoi s’y attaquer encore et encore ?
Le fils de Saul ne tente pas d’éviter son sujet, c’est un peu une fiction qui se déroulerait au détour ou en creux des images de Nuit et Brouillard. Mais il l’aborde à hauteur d’homme, d’un homme qui a peut-être perdu la raison. Il ne cherche pas à comprendre, il ne cherche pas non plus à survivre, il se raccroche à une infime étincelle. Est-ce cela l’unique choix qui lui restait ? Ce n’est pas du Primo Levi mais cela renvoie furieusement au titre de son livre : Si c’est un homme. Qu’est-ce qu’un homme? Que reste-t-il de l’homme ? Si le film de Nemes réussit à poser la question, autrement que sur des bases morales qui ont volées en éclat – comme chez Spielberg ou Begnigni, films réductibles à des questions du type : qu’auriez-vous fait à leur place ? -, il aura certainement contribuer à essayer de penser après. On ne peut dès lors l’accuser de complaisance sinon il faudrait pouvoir dire la ou les raison de cette complaisance. Non, il faut plutôt saluer la possibilité d’affronter encore et encore l’innommable.
Philippe Gajan
16 mai 2015