Cannes 2015 : Woody, Gus et Nanni
par Jacques Kermabon
Woody, Gus et Nanni
Après ces premiers jours de festival, nous finirions presque par nous sentir blasé à trouver ainsi ratés ou, au mieux, assez ternes, les premiers films de la compétition ? Est-ce parce qu’au royaume des aveugles les borgnes sont rois, le Woody Allen de l’année, hors compétition comme il se doit, nous a séduit ? Après son tour de l’Europe chic, avec L’homme irrationnel – titre pléonastique –, revenu aux États Unis, sur le campus de l’université d’une petite ville, où vient d’être nommé un professeur de philosophie (Joaquin Phoenix), précédé d’une réputation sulfureuse d’enseignant brillant, iconoclaste et grand séducteur, Allen nous offre un conte moral, qui est aussi une comédie sentimentale et policière aux accents hitchcockiens. Maîtrisant à merveille les outils à sa disposition et guère enclin à proposer le chef d’œuvre qui couronnerait sa carrière, il livre une de ses variations légères qu’il enchaîne depuis quelques années avec une belle régularité. Mettre en scène un intellectuel renommé apparaît toujours risqué – comment écrire les mots d’une intelligence supérieure ? Allen s’en sort en se reposant sur le charisme de l’acteur et en ne lui laissant que rarement l’occasion de développer ses théories philosophiques.
Il est question d’un meurtre gratuit, d’un crime pensé comme parfait, et une bonne part du plaisir que nous prenons, tient au savoir supérieur que nous détenons sur les personnages, les pensées et les actions de chacun. Allen attise ce type de plaisir en faisant déduire à la belle étudiante (irrésistible Emma Stone), devant celui qui en est l’auteur, une hypothèse farfelue sur les conditions de cet assassinat et que, nous, savons vraies.
Il est de bon ton de ne plus aimer le cinéma de Woody Allen, trop léger, trop rapide, trop facile. Nous assumons ce plaisir coupable.
Côté compétition, la journée de samedi s’annonçait comme prometteuse avec deux poids lourds habitués de la Croisette, Gus Van Sant et Nanni Moretti.
En sortant de La forêt des songes, nous nous sommes trouvé soudain bien sévère à l’égard de Naomi Kawase, chef d’œuvre de sensibilité et de subtilité à côté de cette sorte de mélo indigeste auquel Gus Van Sant a apposé sa signature. Après la huée qui a suivi la projection de presse, une comparaison fielleuse avec les questionnements spirituels de Paolo Coelho s’est répandue comme une trainée de poudre.
La forêt en question est celle d’Aokigahara, au pied du Mont Fuji, connue comme un endroit idéal pour venir se suicider. Le film repose sur une double trame narrative menée en parallèle : un Américain (Matthew McConaughey) se rend dans cette forêt pour mettre fin à ses jours ; les raisons qui l’ont poussé à cette extrémité, en particulier la maladie de sa femme (Naomi Watts), tant aimée malgré les disputes conjugales qui déchiraient le couple, puis sa mort, dans des circonstances que nous ne tenons pas à dévoiler. Il y a un indéniable savoir faire, de nombreuses scènes spectaculaires, une interprétation sans faille, mais tout ce professionnalisme est au service d’un propos indigent.
De la lecture du dossier de presse, auquel Gus Van Sant ne semble pas avoir beaucoup participé, on déduit que le projet est né d’une alliance entre le producteur et le comédien principal, tous deux subjugués par un des plus beaux scénarios qu’ils aient lu depuis longtemps. On comprend que Gus Van Sant ait pu y voir la possibilité de croiser deux lignes de son cinéma, la veine grands espaces à vocation métaphysique et son penchant pour le mélo, mais les retournements dramatiques qui s’acharnent sur les pauvres protagonistes achèvent de couvrir de ridicule ce mixte entre une resucée de Love Story et ce qu’on peine à qualifier – une initiation mystique au cœur des profondeurs de la forêt vécue par une sorte d’Indiana Jones increvable.
Ma mère, de Nanni Moretti, nous a offert le premier tournant de ce festival et notre première véritable émotion. Il met en scène une réalisatrice (Margherita Buy) en plein tournage, qui doit composer avec les aléas de son travail – veiller à tout, trouver des réponses à toutes les questions qu’on lui pose, gérer l’acteur américain pour le moins envahissant qui vient de débarquer (John Turturro) – et sa vie personnelle – se séparer de son amant – un des interprètes du film –, récupérer sa fille en vacances au sport d’hiver avec son père et surtout assister, soutenue par son frère (Nanni Moretti), sa mère mourante à l’hôpital.
On pourrait craindre la surcharge scénaristique et une rhétorique tire-larmes. Moretti y échappe par l’humour, le tact et par ce qu’on n’arrive pas à nommer autrement que la « justesse » – il est lui-même particulièrement digne d’éloges dans le rôle du frère – avec lesquels il arrive à combiner une certaine dimension artificielle et une pâte humaine aux accents universels. Il réussit ainsi peut-être ce que la réalisatrice dit à ses interprètes et que personne – y compris elle-même – ne comprend : sois complètement le personnage mais que, simultanément, on ne perde pas de vue l’acteur.
L’émotion est d’autant plus forte que Moretti nous donne, selon une sorte d’équanimité visuelle, sans fioriture, sans ombre, – on parlerait en BD de « ligne claire » –, tout à la fois le fil de la fiction et les rêves, les souvenirs, les peurs, les accès d’imagination, bref tout ce dont notre réalité est tressée. Et c’est par le frottement de ces différents niveaux de réalité, qu’émane, de ce film en prose, une véritable dimension spirituelle. Elle n’est pas exprimée, ni assénée, à peine suggérée, mais ouvre en nous quelques interrogations sur l’attention que nous portons aux autres, notre place en ce monde, celle que nous occupons et les souvenirs que nous laisserons derrière nous.
Jacques Kermabon
16 mai 2015