Cannes 2016 : Andrea Arnold + Jim Jarmusch + Jeff Nichols
par Jacques Kermabon
Paysages américains
Première incursion aux Etats-Unis pour la compétition cannoise, le regard porté par la cinéaste britannique Andrea Arnold, nous fait partager sa découverte d’une Amérique peu regardée par son propre cinéma. American Honey nous immerge au cœur d’un groupe de jeunes gens de différentes régions qui parcourt les routes pour vendre des abonnements à des magazines en faisant du porte-à-porte.
L’entrée dans la fiction passe par le coup de foudre qu’a Star, une adolescente qui n’a rien à perdre, en apercevant Jake qui l’invite à rejoindre cette communauté bigarrée.
Difficile de faire le tour de American Honey, à la fois portrait de l’Amérique, histoire d’amour, réflexion sur le sens de la vie. À ceci près que ces mots sont trop généraux pour dire un film charnel, en permanence surprenant – il donne le sentiment de s’écrire en se faisant –, sans héros ni morale, gorgé de vie et riche de mille et une nuances.
Tourné caméra à l’épaule, selon un régime « roots » qui semble épouser le rythme des personnages de la fiction, American Honey mêle amateurs et professionnels à l’image du couple vedette, la jeune inconnue Sasha Lane et un des acteurs les plus en vue d’Hollywood, Shia LaBeouf.
Andrea Arnold redécouvre l’Amérique, Jarmush aussi, d’une certaine façon.
Si le nom d’Ezra Pound dit quelque chose aux amateurs francophones de littérature, nous sommes nombreux à ne rien savoir de son ami William Carlos Williams, un des plus grands poètes américains, traduit en français que très récemment. Les Américains lettrés qui découvriront Paterson, de Jim Jarmusch, entendront autrement ce titre, à la fois le nom d’un des recueils le plus célèbre de l’écrivain, médecin à Paterson, cette ville du New Jersey, où vit le héros du film, un certain Paterson, conducteur de bus et poète à ses heures perdues. On tourne en rond ? Oui, comme la vie monotone de ce personnage, dont chaque jour ressemble au précédent : levé tôt le matin, bol de céréale, aller au travail à pied sa gamelle à la main, écriture sur un carnet avant de faire démarrer le bus et le soir, après le repas, la promenade du chien, un bouledogue anglais, avec un arrêt au bar pour une bière.
Mais le portrait de cette morne existence, qu’on prend d’abord comme de l’ironie – des poèmes pas fameux, une femme à la maison qui se pique d’être une orfèvre de la décoration en noir et blanc –, prend peu à peu une autre tonalité. Jarmusch joue du principe sériel des moments répétés quotidiennement pour introduire des variations, un autre angle de prise de vue, une autre ellipse, une manière de s’attarder sur un tel ou tel élément, mais aussi des jeux d’échos comme ces jumeaux et jumelles que l’on croise, figures tout à la fois de la répétition et de la rime.
Par ce travail de dentelle, l’humour qu’il instille et l’attention portée, l’insignifiance de ces vies et des rêves dérisoires et inaccessibles de la femme – faire connaître les poèmes de son mari au monde, devenir riche en vendant des gâteaux ou en devenant chanteuse folk après avoir appris la guitare – se transmue en légèreté et en tendresse. Certains textes nous semblent sonner comme des haïkus. Et qui sommes-nous pour considérer comme morne leur existence ? Le sens qu’y ont trouvé ces deux personnes qui s’aiment en vaut bien d’autres, même s’ils ne ressemblent en rien à ce que valorise la logique économique.
Et advint le très attendu film de Jeff Nichols. À l’image du personnage principal, un honnête maçon de Virginie, toujours son niveau à la main, Loving semble pesé au trébuchet pour que rien ne dépasse et nous offrir une des ces œuvres auxquelles se complaît le cinéma américain. Inspiré d’une histoire vraie il met en scène un couple mixte dont le mariage, à la fin des années 1950, considéré comme illégal en Virginie, les conduit à choisir entre la prison ou aller vivre dans un autre État pendant vingt-cinq ans. Soutenus par une association de défense des droits civiques, ils font appel quelques années plus tard et la Cour suprême condamne la Virginie selon un arrêt qui symbolise encore aujourd’hui le droit de s’aimer sans distinction d’origine. Loving est tout sauf raté, il n’y a presque pas de fausse note – un montage parallèle entre deux moments passablement dramatiques, qui manipule un peu trop les nerfs du spectateurs, fait juste un peu tache –, il célèbre, dans un bel élan consensuel, une honnête union conjugale, la force de la loi, le rôle positif des médias, et, même sans la musique tout aussi calibrée que le reste, arriverait à nous tirer les quelques larmes qu’il faut au bon moment.
Loving est le nom du personnage principal, comme Paterson. On serait bien en peine d’en conclure quoi que ce soit.
Jacques Kermabon
16 mai 2016