Cannes 2016 : Guiraudie (encore !) et Dumont
par Philippe Gajan
Rester vertical : chez Guiraudie, il n’y a toujours pas de soleil pour les gueux
Ce qui surprend chez Guiraudie, ce n’est pas tant sa sincérité , son engagement, son humanisme, son affirmation d’une sexualité libre ou encore son inscription dans un “pays”, toutes choses auxquelles il nous a désormais habitué. C’est plutôt sa capacité hors norme de penser le possible d’un monde qui jouxte les contes de fées. Or donc, il était une fois le loup (Léo) dans la bergerie : Guiraudie est le maître du conte naturaliste. Et même si son nouveau film n’a pas recréé la commotion survenue à l’occasion de la présentation de L’inconnu du lac, il n’en reste pas moins que cela fait foutrement du bien de retrouver le Guiraudie de l’époque de Pas de soleil pour les gueux. Guiraudie : chantre de tous ces philosophes de comptoir qui peuplent ses univers décalés, Guiraudie, l’amoureux, le sensible. Et c’est pour cela que j’ai souhaité poursuivre la réflexion de mon ami Jacques que j’ai senti moins touché que moi par cette poésie libertaire. Or donc, le loup, celui des contes de l’enfance, s’approche de la bergerie, au flanc des Causses. Ce coin de pays, si cher au cinéaste, est bien réel, comme l’est également la bergère, il est aussi le catalyseur de tous les imaginaires : d’un coup de volant, on est au bord de la mer, avec une barque dans la maison de la sorcière.
Chez Guiraudie (on dit chez Guiraudie, comme s’il nous invitait chez lui, et c’est un peu ça ), il y a des failles spatio-temporelles fulgurantes. Sans crier gare, en un claquement de doigt, on peut se retrouver ailleurs. Le ici/maintenant se conjugue toujours avec l’ailleurs, créant des raccourcis métaphoriques sidérants. Dans une scène du film, le loup et la bergère s’aiment, en gros plan, toujours celui de l’origine du monde. Le plan suivant, le bébé sort du ventre de la mère, en gros plan, toujours. Et le rapprochement est saisissant. L’Amour, l’acte amoureux, c’est la vie : c’est simple, tendre et beau à la fois. Plus tard, notre loup copule avec un vieillard qui vient de s’empoisonner pour en finir. Ici, l’amour donne la mort, mais toujours avec la même tendresse. Drôle de conte de fée, plus intimiste, moins ambitieux en apparence, mais dont on sort le sourire aux lèvres.
Ma Loute : Un Dumont survitaminé prend de la hauteur (burlesque, grotesque) pour poursuivre son grand oeuvre sur le Mal.
Encore un cinéaste “régional” qui de tout temps a filmé son pays comme un personnage. Mais depuis le P’tit Quinquin, il a largué les amarres. Et cette fois-ci, le port (entendre les Flandres austères et mystiques) semblent en apparence bien loin. Des acteurs en vieux briscards (Lucchini, Binoche, Bruni-Tedeschi), des personnages truculents, du burlesque, de la lévitation, des accents qui se télescopent. Nous sommes dans une comédie qui pousse dans ses retranchements le burlesque et le grotesque. Ici, une colonie de bourgeois dégénérés, consanguins, incestueux (et j’en passe…) affronte une bande de marins cannibales… Il n’y a pas de répit pour le Mal chez Dumont ! Cela se passe au début du XXe siècle quand la bourgeoisie Lilloise (Lille-Roubaix-Tourcoing) payait 20 centimes pour traverser de petits bras de mer à dos d’homme … de somme, au temps des luttes de classe balbutiantes. Et puis il y a ce cinéma généreux, un ciel immense, les horizons infinis de la baie de Slack, ces plans majestueux que viennent découper ces visages, ces gueules entre anges et démons. Celle de Ma Loute, bien sûr, le rôle titre, celui qui revient de film en film et dont le dernier avatar était justement le p’tit quinquin, celle de son père dit l’Éternel, qui sauve les naufragés, celle, surtout, de ce personnage troublant, androgyne, fille déguisée en garçon quand ce n’est pas l’inverse. Il/Elle est le lien entre les deux tribus ataviques, sous les yeux du commissaire et de son adjoint (autres figures héritées du P’tit Quinquin), comme un chaînon manquant qui les sauvent quelques instants avant de retourner à sa solitude à laquelle la condamne sa condition.
Philippe Gajan
13 mai 2016