Cannes 2016 J1 : Puiu + Guiraudie
par Jacques Kermabon
Comédies humaines et familles disloquées
Un des charmes d’une programmation de festival est d’associer des films découverts le même jour en des termes qui ne nous auraient pas effleuré si nous les avions vus à quelques mois de distance. Rester vertical et Sieranevada proposés ce 13 mai, pour être dissemblables, mettent ainsi en scène des relations familiales qui se disloquent puis se recomposent. Si le titre du film de Cristi Puiu suggère un western, c’est plutôt celui d’Alain Guiraudie qui, une fois de plus, s’approche de ce genre, un western dans les Causses avec un homme solitaire, une ferme, un film qui aurait pu s’appeler quatre hommes et un couffin – un bébé abandonné par sa mère se voit pris en charge par le père, encadré du grand-père et de deux autres hommes.
Chez Puiu, une famille se retrouve à l’occasion de cette pratique qui, en Roumanie, fait se réunir les proches d’un défunt quarante jours après son décès. On s’y livre à un certain nombre de rituels, on fait venir un prêtre orthodoxe, on offre des plats aux voisins et on finit par se retrouver autour d’une table. Presque tout le film se déroule dans le lieu clos d’un appartement, où les événements vont s’acharner à perturber la cérémonie et retarder le moment du repas. La réunion de cette famille va être le déclencheur de mises au point, de règlements de compte, de disputes, de drames émaillés de conversations comme on en partage tant, tel ces débats autour des théories du complot à propos du 11 septembre. Si la formule « comédie humaine » n’avait pas été préemptée par un certain Balzac, elle aurait parfaitement convenue à Sieranevada et sa façon de brasser les remugles de notre condition humaine, pétrie de lâchetés, de mensonges, de trahisons, d’ambitions avortées, de tensions inavouées, de ressentiments et d’en rire avec une sorte de regard vaguement distant.
En effet, la caméra se trouve au milieu des protagonistes de cette tragi-comédie avec une présence quasi physique, donnant le sentiment d’être arrimée au sol alternativement dans chaque pièce et d’enregistrer, impavide, à coup de panoramiques, les déplacements incessants des personnages, les entrées et sorties de champ, menés dans un ballet chaotique dont la fluidité n’a d’égale qu’une précision qu’on imagine millimétrée. Sieranevada est ainsi composé de longs plans séquence plus soucieux de leur équilibre interne que de la continuité que leurs enchaînements engagent. Puiu dit que, dans son esprit, cette caméra représente le regard du disparu, comme une force invisible venue contempler ses proches au moment de l’hommage qu’ils lui rendent. On peut ne pas souscrire à cette idée et apprécier la particulière dialectique qui opère entre le mouvement permanent de la vie et le regard implacable de la caméra qui suit les protagonistes tout en affirmant son autonomie.
La réalité du monde chez Guiraudie, relève plutôt de la nature, des Causses, des rivières ombragées et, dans une géographie improbable, la mer perçue depuis une ville portuaire. Si on ne peut s’empêcher de penser que ces lieux ont été imposés par les contraintes de différentes aies régionales, on apprécie l’arbitraire de la topographie ainsi proposée qui offre des balises spatiales clairement distinctes à une fiction qui n’a de cesse de revenir sur ses pas et ses lieux : des Causses où paissent des brebis menacées par des loups ; la ferme où vit une jeune femme, ses deux fils et leur grand-père ; une maison où décline un vieil amateur des Pink Floyd aux côtés d’un jeune homme à la beauté sauvage ; un refuge qu’on atteint en barque où officie une étrange thérapeute. Le lien entre ces espaces tient aux déplacements du personnage principal, aux routes qu’il parcourt et qui nous deviennent familières, un scénariste ou cinéaste en mal d’inspiration qui soutire régulièrement un peu d’argent à son producteur en lui promettant la remise imminente du scénario dont il n’a pas écrit une ligne.
Les rapports familiaux qui unissent tous ces protagonistes ne sont jamais donnés d’emblée et Guiraudie s’ingénie à brouiller les lignes entre les âges, entre les sexes selon un régime qui doit moins à un souci de réalisme qu’à l’élaboration d’un conte aux accents mythologiques tout en se nourrissant d’une dimension triviale.
Si on peut regretter que les amours et les désirs apparaissent plus affirmés par le scénario que véritablement perçus, on ne résiste pas aux virages de la mise en scène et à sa façon de laisser planer en nous des pistes pour mieux les contrecarrer. Guiraudie explore des chemins, se joue de sa philosophie de comptoir et dépeint, avec une liberté qui lui est propre, un monde où l’homosexualité apparaît comme l’horizon du désir masculin.
Au-delà de questions de familles disloquées, Alain Guiraudie et Cristi Puiu partagent leur façon d’afficher des partis pris de mise en scène affirmés. Rappeler l’importance de cette dimension du cinéma sur le grand écran de l’auditorium Lumière n’est-elle pas une des raisons d’être du Festival de Cannes ?
Jacques Kermabon
12 mai 2016