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Festivals

Cannes 2017 : Le cinéma règle ses comptes (nationaux)

par Philippe Gajan

État du Monde : Le cinéma règle ses comptes (nationaux)

Et c’est particulièrement visible dans la section Un certain regard où s’accumulent des films qui dénoncent violemment les pratiques en vigueur dans leur propre pays. Contrairement à Western (produit par Maren Ade), en ce début de festival, on retrouve deux films qui ne font pas particulièrement dans la dentelle. Le nouveau film de Mohammad Rasoulof (The White Meadows, Les manuscrits ne brûlent pas) ne pouvait pas passer inaperçu alors que Rohani vient d’être réélu en Iran. Lui sur qui comme sur Jafar Panahi pèse une peine d’emprisonnement livre avec Lerd (un homme intègre) une charge au vitriol contre une société corrompue jusqu’à la moelle. Rarement un scénario se sera acharné à ce point sur un personnage (joué par un acteur qui a des airs de mort-vivant) à tel point que ce pourrait être drôle si ce n’était tragique. Rasoulof, plus que l’état endémique de la corruption s’attache ici à en décrire les mécanismes implacables. Jamais l’expression tomber de charybde en scylla n’aura été utilisée plus à propos alors que le cinéaste disait lors d’une entrevue au journal Le Monde : « J’ai eu l’idée d’un scénario : si une personne refuse d’entrer dans ce système des pots-de-vin, qu’est-ce qui lui arrive ? ». La réponse n’est pas rassurante…

Dans la même veine, saluons le courage de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Afia (Le challat de Tunis) qui dans La belle et la meute s’attaque également à la corruption de sa société mais cette fois-ci du point de vue féminin. Le film est certes moins maîtrisé mais, en s’attachant à décrire la nuit d’une cruauté inimaginable que va vivre une jeune femme violée qui par la suite échoue dans un poste de police, la cinéaste n’en atteint pas moins son but : donner une voix à ceux, à celles dans ce cas, que la société fait taire. Avilie, humiliée, alors que le peu qui lui reste de dignité et d’humanité a volé en éclats, la jeune femme trouve la force de se rebeller, métaphore d’une société toute entière qui se lève et refuse désormais l’inéluctable de la soumission à un ordre injuste.

En résonance avec (et comme la synthèse) de ces deux films, Tehran Taboo de l’Iranien Ali Soozandeh est un film d’animation sur l’état d’extrême inféodation des femmes aux hommes dans cette société. Autour de l’histoire d’un hymen à reconstituer, d’un enfant muet à inscrire dans une école spécialisée et d’une naissance à venir, le cinéaste, qui vit en Allemagne, déploie un véritable réquisitoire contre les hypocrisies et les lâchetés d’un monde qui semble au bord de l’implosion. L’impuissance ne peut mener pour l’instant qu’à la fuite ou au suicide. Mais le sentiment que cela ne pourra pas durer éternellement est très fort. Rasoulof disait que l’élection de Rohani était porteuse d’espoir mais que l’on en était qu’au début. Difficile d’imaginer comment une transition prendra place et si elle peut se faire sans violence.

Tous ces films sont les témoins à charge, une prise de conscience aiguë, des armes de combat que fourbissent des cinéastes militants. À ce titre, la présence en festival et notamment à Cannes est frappante. Ces films ne sortiront probablement jamais dans leur propre pays : se pose alors la question du public, de ce spectateur qui relaiera l’oeuvre, à qui même est destiné l’oeuvre, cette arme qu’il devra / devrait lever à son tour.. Toujours le “que peut le cinéma“… Car il faut toujours pouvoir interroger la possibilité d’un chantage au réel que le public ordinaire d’un festival n’est pas forcément habilité à décoder. C’est pourtant quelques unes des plus belles pages de Cannes qui se sont tournées autour de cette question. On pense au destin extraordinaire de Yol, palme d’or en 1982 du turc Ylmaz Guney par exemple qui sera interdit pendant 15 ans dans son pays et qui n’en a pas moins eu un impact considérable. Il me semble que la chose à faire finalement est bien de voir et de faire voir ces films, pour pouvoir partager, échanger justement jusqu’à ce que les bouleversements en cours dans ces pays (en témoigne l’existence même de ces oeuvres quitte à se tromper de cible.

Dans un festival qui n’a de cesse de clamer son caractère apolitique, les oeuvres viscéralement politiques ne manquent pas ! Et c’est d’autant plus intéressant que les stratégies déployées par les cinéastes semblent infinies, aussi nombreuses que les films. À preuve, A Ciambra, cet étonnant film italien présenté à la Quinzaine. Édouard Waintrop avait placé la sélection 2017 sous le signe du post-néo réalisme et on se demandait ce que ce terme pouvait bien signifier jusqu’à la projection de A Ciambra, le nouveau film de Jonas Carpignano (Mediterranea). Sorte de lointain descendant du fameux Affreux, sales et méchants de Ettore Scola (Prix de la mise en scène en 1976), A Ciambra est un film débordant d’énergie, survitaminé par sa bande son et par l’interprétation de la tribu de Roms qui joue son propre rôle à l’écran. Pio Amato, notamment, qui tient le rôle principal, est tout simplement extraordinaire. Mais plus extraordinaire encore est ce conte néo réaliste qui raconte cette nuit où Pio, entre mafia calabraise, fidélité familiale, immigrants africains et grande trahison, fera son entrée dans le monde des hommes. C’est beau à en pleurer… et profondément amer. Pas facile d’être un Rom en calabre.

    Enfin, mais il faudra y revenir, si Zviaguintsev épingle la Russie post-communiste, Mundruczo la Hongrie contemporaine face aux migrants, la palme de l’originalité est le plus que jubilatoire et exceptionnel Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc de Bruno Dumont, son implication météorique dans le débat sur l’état de la France actuel (et ses racines). Film musical inspiré de deux pièces de Charles Péguy, chorégraphié par Philippe Decouflé sur une musique électro-métal de Igorrr, Jeannette est film punk (Jeannette est une rebelle), théologique (Jeannette, profondément pieuse s’oppose à l’église), transe, ironique, d’une densité et d’une lucidité inouïe. Bruno Dumont est unique!


21 mai 2017