Cannes 2017 : The Square (R Östlund ) + Wind River (T Sheridan)
par Jacques Kermabon
Art et polar
Le plaisir que l’on prend à la satire grinçante concoctée par le Suédois Ruben Östlund tient à ce que The Square nous tend une sorte de miroir de l’habitus des pratiques culturelles et s’amuse des doutes qui souvent nous assaillent en découvrant certaines œuvres exposées dans les musées d’art contemporains et dont la présence s’accompagne de discours théoriques qui oscillent entre l’abscons et le filandreux. Le personnage principal, directeur d’une importante institution de ce type, maîtrise tous les codes de ce monde et l’idée principale du film consiste à confronter le confort matériel qui est le sien, les bonnes intentions de son discours parfaitement rodé, les convictions qu’il affiche, avec la réalité dans laquelle il se débat où ses préjugés et les compromis prennent le dessus.
On pourrait citer bien des scènes savoureuses comme celles, proche du comique de répétition, autour d’une salle remplie de tas de cailloux d’une forme à peu près pyramidale et d’un titre du genre « vous n’êtes rien » en néon plaqué au mur, surveillée par une gardienne qui interdit aux rares visiteurs qui y pointent furtivement le nez de prendre des photos. On apprend plus tard qu’en faisant le ménage dans cette salle, un employé a aspiré par mégarde des cailloux ; D’un air grave, l’administratrice veut faire jouer l’assurance ; le conservateur lui propose de ne rien dire, de récupérer discrètement les petites pierres et de reconstituer l’œuvre.
Autre moment assez irrésistible, quand, devant un parterre de fidèle et de journaliste, la présentation de l’œuvre, qui donne son titre au film, par l’artiste lui-même, un homme, atteint, dit-on, du syndrome de la Tourette, lance, à voix haute, des formules grossières et crée un malaise dans l’assistance guindée. Östlund excelle à susciter ces sentiments de malaise pour mieux dénoncer une certaine hypocrisie sociale qui revendique sa tolérance et dont l’irruption du moindre grain de réel venu d’un autre monde craquèle le vernis d’honorabilité.
Satire du monde de l’art contemporain, mise à jour des égoïsmes, critique de la domination des communicants… Dense, brillant, souvent drôle et féroce, The Square nous prend d’un bout à l’autre par la main ; il n’y a pas une scène de ce jeu de massacre qui ne se résume à un propos délibéré et explicite. Telle est sans doute les limites de ce film plein comme un œuf.
On en viendrait à lui préférer un polar présenté à Un certain regard, le premier film de Taylor Sheridan. Inspiré, dit-il, d’une histoire vraie, Wind River s’inscrit dans la tradition de ces polars immergés dans la réalité douloureuse de minorités ethniques (ici une réserve indienne du Wyoming) et comprenant comme enquêteur principal un fracassé de la vie, lesté d’une irrémédiable blessure morale. Dans les étendues enneigées de montagnes sauvages, la découverte de deux cadavres va conduire une jeune enquêtrice du FBI à découvrir, aux côtés d’un pisteur aguerri, à découvrir un monde laissé à l’abandon et gorgé d’humanité. Le film dépeint tout autant la violence qui peut se déchaîner à tout moment, que la pudeur des sentiments, les tourments mal éteints de cette humanité oubliée au milieu de cet espace blanc et froid et il nous hantera longtemps.
Jacques Kermabon
21 mai 2017