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Festivals

Cannes 2018 : jour 3

par Jacques Kermabon

Frapper fort au début ou commencer doucement et monter en puissance, varier les tons, les durées, les nations, composer avec les sorties nationales ou certaines exigences des sélectionnés, suggérer des échos, jouer sur les contrastes, l’orchestration d’une sélection relève d’une délicate alchimie aux multiples paramètres, dont rien n’assure que les raisons qui ont présidé à son agencement produisent les effets escomptés. D’autant que, d’un festivalier à l’autre – et heureusement – les appréciations varient. Ainsi, selon qu’on aura plus ou moins été séduit par les premiers films de la compétition post-ouverture, Yomeddine, de l’Égyptien A. B Shawky, candidat à la Caméra d’or, et Leto, du Russe Kirill Serebrennikov, on affirmera, avec la même autorité, que le festival débute à petites foulées ou affirme d’emblée son excellence.

On pourra au moins reconnaître la modestie affichée de ce conte égyptien au grand cœur, brodé sur un motif très balisé ; un adulte et un enfant se retrouvent à partir sur les routes à la recherche du nœud originel de leur existence et affrontent divers épreuves durant leur voyage. La singularité de cet attelage de deux exclus de la société est que l’homme est un lépreux, guéri, mais le corps déformé, et l’enfant, un orphelin nubien.

Il ne suffit pas que la projection de presse se déroule en même temps que la séance de gala, il faudrait que ces pisse-froid de critiques au cœur blasé découvrent les films dans le grand auditorium Lumière en présence des équipes. Selon les gazettes, Yomeddine y fut acclamé par des spectateurs en larmes.

Nous n’y avons pas été aussi sensible. Nous retiendrons tout au plus de ce premier film, sa généreuse intention de braquer sa caméra sur un monde de parias peu vu dans le cinéma égyptien. Certes, comme me le soufflait un confrère à la dent dure, mais c’est la mise en scène qui est indigente.

En découvrant ainsi des œuvres de tant d’horizons, on ne sait jamais vraiment dans quelle mesure notre méconnaissance des contextes infère sur la façon dont le curseur de nos évaluations se porte sur l’intrigue ou sur l’arrière plan socio-politique dans lequel il se déploie.

Deux films de la compétition se déroulent à l’Est, période communiste, à Leningrad sous l’ère Brejnev au début des années 1980 dans Leto, et dans la Pologne d’après-guerre avec Cold War, de Pawel Pawlikowski. Le metteur en scène russe – absent à Cannes car assigné à résidence sous le prétexte d’une accusation de détournements de fonds publics – signe un biopic inventif sur le moment d’émergence de deux rockeurs – l’un, lunettes noires, amateur d’arts, grand connaisseur de la scène rock occidentale et déjà assez connu, fait figure de Pygmalion pour le plus jeune, très talentueux –, qui n’ont connu qu’une courte vie, comme nous l’apprennent des cartons à la toute fin. Cold War est une romance entre un musicien, chef d’orchestre, et une des chanteuses qu’il a recrutée pour constituer un groupe folklorique de renom. On découvre ainsi, dans Leto, comment, dans des groupes de rock encadrés par des clubs officiels, les participants arrivaient à déjouer les contraintes qu’on leur imposait, et, chez Pawlikowski, comment la volonté de faire entendre l’excellence d’un authentique patrimoine populaire se trouve déviée de son but dès lors que les autorités leur imposent d’inscrire à leur répertoire des chansons à la gloire de l’élan communiste et de ses figures prestigieuses. Ces films nous documentent sur ces périodes et ces nations quand elles vivaient sous le joug communiste, dimension quasiment absente avec le film de Christophe Honoré, Plaire, aimer et courir, puisqu’il se déroule en France. Seule joue la légère distance temporelle ; l’histoire d’amour se déroule au début des années 1990, avec l’épée de Damoclès du Sida sur et dans les têtes.

 

L’intrigue amoureuse – rarement évitée – ne court qu’en filigrane dans Leto et demeure assez chaste. La femme du chanteur rock n’est pas insensible au charme du plus jeune cornaqué par son mari. L’essentiel est ailleurs, dans la façon avec laquelle Kirill Serebrennikov tente de rendre palpable un désir d’émancipation dans des moments d’exaltation, dont un narrateur nous explique, face caméra, qu’ils n’ont pas existé, dans des scènes estivales de plage, où les corps de ces jeunes se libèrent, mais aussi un usant, avec une grande liberté, d’effets comme des graffitis sur l’image, des éclats de comédies musicales, des pastiches de Super 8 amateur en couleurs dans un film largement en noir en blanc.

Tout comme Ida, Cold War est, lui, complètement en noir et blanc. Là, l’intrigue amoureuse est centrale et, pour apprécier le film, il faut en accepter certaines conventions : un sens du léger décadrage, quelques chromos comme ces gros plans du couple allongé dans les champs, le décor d’un intérieur parisien mansardé, la barbe négligée de l’artiste polonais en exil et une conception – disons « romantique » – de l’amour qui remonte au moins à Tristan et Iseult avec le destin tragique des amants, poncif dont se moquait déjà Henri Jeanson en 1938 dès la première scène d’Hôtel du Nord, qu’il avait écrit pour Marcel Carné. On pourra alors savourer la qualité des chansons proposées, l’énergie et le charme de Joanna Kuligla, cette relation amoureuse passionnée et suicidaire, non dénuée d’un certain masochisme, et comment les périodes de glaciations au sein du couple sont en partie des effets de la Guerre froide.

 

 

Plaire, aimer et courir, de son côté, raconte comment un écrivain un peu connu, homosexuel séropositif, père d’un enfant, vit une maladie qui ne l’a pas encore affecté physiquement en ne la mettant pas au centre de son existence, préférant continuer à vivre, à multiplier les partenaires, tentant juste de se prémunir d’une relation amoureuse. Celle-ci ne manquera pas de pointer à l’horizon sous la forme d’un jeune Breton, qui, un moment, explique, à sa petite amie, préférer physiquement les hommes et ne tomber amoureux que des femmes. Est-ce parce que nous n’avions pas à nous familiariser avec le contexte, que nous sommes entré de plain-pied dans la fiction proposée par Christophe Honoré ? Nous parions plutôt que l’émotion qui nous a étreint, tient à quelques qualités. Densité romanesque des personnages, élégance de l’écriture, excellence de l’interprétation – Vincent Lacoste, Pierre Deladonchamps, Denis Podalydès – confèrent à Plaire, aimer et courir, sans doute le plus mature des films de Christophe Honoré, une justesse, qui impose que 24 Images revienne plus longuement sur ce film quand il sera présenté sur un écran de Montréal.

Jacques Kermabon


11 mai 2018