Cannes 2018 : jour 8
par Jacques Kermabon
Arrive un moment dans le Festival de Cannes où films et fatigues accumulés finissent par altérer notre perception. Les plans, les images, les récits commencent à se mélanger dans notre esprit, on finit par ne plus trop savoir quoi en penser. Ainsi, le nouveau Lars Von Trier, The House That Jack Built, présenté hors compétition, d’un côté, impressionne. Un tueur en série raconte à un dénommé Verge – on entend que sa voix avant de le découvrir à la toute fin – quelques uns de ses meurtres en cinq moments de son existence parmi beaucoup d’autres. Les modes d’exécutions de ses victimes croissent en sophistication – cric de voiture en pleine tête, étranglements, tir sur des enfants, seins découpés… –, l’interprétation, Matt Dillon en tête, est sans faille et le film n’est pas dénué d’humour.
On entre dans la tête du meurtrier, qui tient, à propos de ses exécutions, des discours plus ou moins nébuleux sur le crime comme un des beaux-arts, la pérennité du mal et autres considérations, mises à distance par le fameux Verge qui le renvoie dans ses cordes, pointe ses contradictions et tente des explications à son comportement. Les victimes ne faisant que passer, on ne peut s’attacher à elles d’autant que ces femmes sont soit passablement pénibles, soit sans intérêt. Notre intérêt se focalise plus sur l’ingéniosité du tueur, son sang froid, nous rions de ses TOC et de l’ironie du destin comme lorsqu’il déclare qu’il est un tueur en série à un policier qui ne le croit pas.
D’un autre côté, The House That Jack Built apparaît un poil vain comme la énième provocation d’un vilain garçon brillant et assez malin. La phraséologie sur le mal, l’art, qui ponctue chaque partie, leste d’un sérieux théorico-philosophique l’énoncé des exactions du tueur et peut apparaître comme juste, mais tout autant délirante puisque fruit du cerveau du meurtrier. La puissance visuelle de Lars Von Trier demeure intacte et la fin est, à cet égard, magistrale, mais elle frôle en même temps le ridicule.
On peut aussi être admiratif devant Under the Silver Lake, de David Robert Mitchell, pour l’imagination déployée dans les ramifications d’une intrigue qui croise réflexions critiques sur le miroir aux alouettes que représente Hollywood, enquête d’un glandeur qui puise dans les tréfonds d’une rhétorique paranoïaque nourrie à la croyance que des sens cachés doivent être décryptés dans les recoins les plus innocents d’un billet de banque, d’une chanson populaire ou d’une boite de céréales. Plus le récit avance et multiplie les pistes, les énigmes, les personnages, les situations toutes plus insolites les unes que les autres, plus on se demande comment il va retomber sur ses pieds. Il y arrive, in fine, mais assez lourdement. Tout ça pour ça. On songe à David Lynch et on le regrette.
Avec En guerre, Stéphane Brizé poursuit la veine de son cinéma politique et social est décortiquant un conflit dans une usine française en passe d’être fermée par son propriétaire situé en Allemagne. Les ouvriers veulent préserver leurs emplois d’autant que l’entreprise, qui s’est implantée avec des subsides de l’état, est en bonne santé puisqu’elle distribue force dividendes à ses actionnaires. Brizé décrit avec une grande précision comment ce conflit évolue : pourrissement de la situation, judiciarisation des actions des grévistes, intervention du gouvernement pour trouver une solution, actions violentes des ouvriers poussés à bout, qui, diffusées sur les réseaux sociaux, retournent l’opinion contre eux, division au sein même des employés dès lors que certains acceptent les primes de licenciements…
Fruit d’un travail d’enquête, ce cas d’école sonne juste. On admire l’interprétation de Vincent Lindon en militant cégétiste, la crédibilité saisissante de tous les interlocuteurs de ce conflit – des non professionnels –, de leurs façons de s’exprimer jusqu’aux logiques irréconciliables qui s’affrontent. On a véritablement l’impression d’être plongé au cœur des événements, par ailleurs relayés par des chaînes d’info où Brizé mime, avec la même crédibilité, le ton du reportage.
Tout entier porté par une volonté démonstrative, En guerre semble espérer que le cinéma soit apte à jouer un rôle directement politique. Rien n’est moins sûr. Il convaincra au moins ceux qui sont déjà convaincus.
17 mai 2018