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Festivals

Cannes 2019 – Blogue n°3

par Bruno Dequen

Les morts ne meurent jamais

Cher Jacques, je partage ton intérêt pour l’étrange Bacurau, qui a le mérite de nous emporter sur un terrain plus libre et moins prévisible que Les misérables, même si je ne suis pas certain que ce western hyper-violent improbable situé entre Carlos Reygadas et Roberto Rodriguez tienne la route tout du long. Autre comparaison intéressante à faire entre les deux films : la mise en scène du drone. Symbole désormais classique de la surveillance oppressante dans Bacurau et au contraire outil de résistance pour l’un des jeunes des Misérables. Un autre lien à tisser entre deux films que nous n’aurions probablement jamais comparés hors d’un contexte de festival!

Décidément, Cannes est hantée par les morts-vivants cette année. Contrairement aux zombies grotesques et apocalyptiques de Jarmusch, les corps possédés de Mati Diop et Bertrand Bonello annoncent moins une fin du monde qu’un désir d’imaginer l’avenir en réglant les comptes du passé. Très attendu, Atlantique, le premier long métrage de celle qui a joué pour Claire Denis (35 Rhums) avant de réaliser plusieurs courts et moyens métrages marquants (dont le superbe Mille Soleils), met en scène une jeune Sénégalaise dévastée par la disparition en mer de son amoureux et la perspective d’un mariage arrangé avec un riche héritier. Si la trame du film peut se résumer en quelques lignes, et que l’approche est résolument plus classique que celle dont elle avait su faire preuve dans ses précédents films, ce passage au long de Mati Diop (et le premier film réalisé par une cinéaste d’origine africaine en compétition officielle) confirme qu’elle possède un regard singulier, capable de nous faire passer en un clin d’œil d’une texture documentaire à une envolée subtilement magique. À travers un récit qui rend hommage aux jeunes ouvriers sans le sou qui n’ont d’autre choix que de tenter de traverser la mer pour rejoindre l’Espagne, la cinéaste franco-sénégalaise dresse un portrait désenchanté de son pays. Mais le discours sociopolitique s’avère davantage une trame de fond pour explorer une forme originale de réalisme magique qui finit par produire probablement l’une des plus belles fins de films que nous verrons au festival cette année. Un poème nocturne dans lequel – sans trop en dévoiler – des corps possédés viennent à la fois régler leurs comptes et aider les vivants à (re)démarrer leurs vies.

On le sait désormais, Bertrand Bonello est à la fois imprévisible et peut-être l’un des cinéastes français les plus conceptuels de notre époque. Dans Zombi Child, présenté au sein de la Quinzaine des réalisateurs, il réfléchit à l’histoire et à l’impact actuel de la culture vaudou haïtienne – et en particulier au phénomène des gens zombifiés pour servir de main d’œuvre docile en Haïti. Alternant entre le récit – plus sensoriel que narratif – d’un homme devenu zombi dans l’Haïti des années 1960 et la vie quotidienne de jeunes filles de la Légion d’honneur (un pensionnat d’état pour filles de Français décorés), Bonello superpose deux réalités aux antipodes, pour finalement les lier dans une longue séquence finale hypnotique typique de son cinéma. Si la maestria technique du cinéaste impressionne, le film nécessiterait probablement plus d’un visionnement pour parvenir à en décortiquer le propos qui, contrairement à ses précédents films, est beaucoup plus diffus. D’un côté, il tente – avec succès – de rendre compte d’un état d’entre-deux-mondes et d’une réalité historique négligée ou trop souvent caricaturée. À l’autre bout du spectre – et de l’histoire – il observe avec une bienveillance non dénuée d’ironie la vie de jeunes filles symboles malgré elles du passé colonialiste de la France (évidemment, le cercle fermé de ces filles n’est pas sans rappeler la prédilection du cinéaste pour les environnements clos, de De la guerre à L’Apollonide). Or, si le film devient finalement le récit d’une double renaissance à travers la plongée sans réserve dans les rites ancestraux, difficile de déterminer la portée de ce récit qui lance tant de pistes non développées. Et comme Bonello n’a évoqué en début de séance qu’un « désir de faire du cinéma libre » comme moteur de création, nous ne sommes pour l’instant pas plus avancés!

Si Zombi Child souffre peut-être d’un trop-plein d’idées, impossible d’accuser Jessica Hausner et son Little Joe, présenté en compétition officielle, d’en faire de même. Encore une fois, c’est une prémisse de série B qui semble être le point de départ du film. Une jeune botaniste monoparentale accro à son travail crée une fleur qui aurait la capacité de « rendre les gens heureux ». Elle va très vite réaliser que sa création affecte le cerveau, et donc la personnalité de ceux qui l’entourent. Tourné dans un style clinique et très stylisé, le film tente de développer un récit intriguant (comment déterminer le changement intérieur d’une personne si celui-ci est imperceptible), mais souffre d’une répétition ad nauseam des mêmes procédés stylistiques (combien de lents panoramiques latéraux un seul film peut-il contenir?) et d’un jeu d’acteur constamment apathique qui ruine tout engagement du spectateur. Après tout, avant même de se « transformer », tous les personnages agissaient comme des zombies. Ce qui est probablement l’un des points du film, mais il est difficile de tenir une œuvre sur si peu de concepts de mise en scène ou de développements narratifs. Jamais un film sur une fleur intelligente devrait être aussi froid, sérieux et ennuyant!

Rien de tel pour se remettre en forme que de retourner à la Quinzaine des réalisateurs pour assister à la projection de fin de journée de First Love de Takashi Miike. Visiblement très heureux d’être là, l’hyper-productif Japonais s’est amusé à nous dire que ce film, pour une rare fois, ne comporterait aucun sang ni tête coupée. Le tout au profit de l’histoire touchante d’un amour naissant. S’il n’a pas menti sur ce second point, la salle applaudit à tout rompre en voyant, dans la première minute du film, une bonne vieille tête coupée brutalement par un Yakuza en colère. Pur film de divertissement à l’humour grotesque, First Love sera assurément l’un des plaisirs (coupables) du festival. Décapitations, personnages apparemment invincibles (les morts meurent difficilement chez Miike aussi), poursuites, innombrables duels au fusil, au couteau, au sabre, etc. ponctuent l’odyssée nocturne de deux jeunes gens pris malgré eux dans une guerre de gangs. Amateurs de morale et d’éthique, évitez ce film à tout prix. Pour les autres, il s’agit d’un des meilleurs films de Miike depuis un moment. Et, pour une rare fois, d’un récit qui possède un véritable cœur en son centre, à l’image du superbe plan final, d’une délicatesse et d’une sobriété rares pour le cinéaste, qui vient conclure un énième carnage cinématographique dans le milieu criminel de Tokyo.

 

 


18 mai 2019